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Catherine Despeux (1945-)

Chinese name: 戴思博

https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Despeux

 

Ouvrages sur le zen

1980
(réimpr. 2000)
Les entretiens de Mazu, maître Chan du VIIIe siècle, Paris, éd. Les Deux Océans. 104 p.

 

1981
(réimpr. 1992; 2015)
Le chemin de l'éveil, illustré par le dressage du buffle dans le bouddhisme Chan, le dressage du cheval dans le taoïsme, et le dressage de l'éléphant dans le bouddhisme tibétain, Paris, éd. l'Asiathèque.

 

1985
(réimpr. 2001; 2005)
Tch'an/Zen. Racines et floraisons, Paris, éd. Les Deux Océans, coll. « Hermès. Recherches sur l'expérience spirituelle » (no 4), 448 p.

«L'école tch'an de Nieou-t'eou», dans Tch'an/Zen. Racines et floraisons, Paris, éd. Les Deux Océans, coll. « Hermès. Recherches sur l'expérience spirituelle » (no 4),‎ p. 103-125.

«Nieou-t'eou Fa-jong», (tiré de la Transmission de la lampe), traduction de sa biographie dans Tch'an/Zen. Racines et floraisons, Paris, éd. Les Deux Océans, coll. « Hermès. Recherches sur l'expérience spirituelle » (no 4),‎ p. 125-136.

Le maître de dhyana Fa-jong (582-657), de son nom de famille Wei, était originaire de Yen-ling dans la préfecture de Kiun. A l'âge de dix-neuf ans, il avait déjà étudié et pénétré à fond les classiques confucéens et les textes historiques. Alors qu'il étudiait le long soûtra de la Prajnâparamita, il eut la compréhension de la vacuité véritable. Un jour, il dit soudain en soupirant : « Les livres confucéens n'exposent pas la doctrine suprême, seule la claire vision donnée par la Prajna peut nous faire voguer hors de ce monde ». Après quoi, il mena une vie d'anachorète sur le mont Mao, où il devint moine bouddhiste. Il se rendit ensuite au mont Tête de buffle (Nieou-t'eou), et résida dans une grotte au pied d'une falaise située au Nord du temple Yeou-hi. On pouvait y voir l'étrange spectacle des oiseaux venant lui offrir des fleurs.

«Extinction de la contemplation», traduction du Kue-kuan lun de Nieou-t'eou, dans Tch'an/Zen. Racines et floraisons, Paris, éd. Les Deux Océans, coll. « Hermès. Recherches sur l'expérience spirituelle » (no 4),‎ p. 136-155.

"Soyez sans point de vue, pas même celui d'être un homme"

I
La grande Voie, Vide profond, immensité silencieuse, obscure et sublime, échappe à la connaissance de l'esprit et est inexprimable par les paroles.
Et voici, à présent, deux personnes exposant la vraie réalité, le maitre Jou-li "Entré dans le Principe" et le disciple surnommé Yuan-men "Porte causale", Maitre Jou-li, plongé dans la grande immensité silencieuse, ne disait mot, lorsque soudain Yuan-men se dressa sur ses pieds et lui demanda :
"Qu'est-ce dont que l'esprit ? En quoi consiste l'apaisement de l'esprit ?
- Vous n'avez nu besoin de poser l'esprit, encore moins de le contraindre s'apaiser; en cela consiste l'apaisement.
- S'il n'y a pas d'esprit, comment connaitre la Voie ?
- La Voie n'est pas une chose à laquelle on puisse penser, comment concernerait-elle l'esprit ?
- Si l'on ne peut y penser, comment la garder constamment présente ?
- Penser, c'est donner existence à l'esprit. Donner existence à l'esprit, c'est tourner le dos à la Voie. Si l'on ne pense pas, l'on est sans esprit. Sans esprit, l'on demeure dans la Voie véritable.
- Les êtres vivants ont-ils un esprit ou non ?
- Considérer que les êtres vivants ont un esprit, c'est être dans la vue inversée. C'est uniquement parce qu'un esprit est posé au sein du vide d'esprit, que les pensées fausses apparaissent.
- Qu'est-ce donc le vide d'esprit ?
- Etre sans esprit, c'est être vide d'objet. Le vide d'objet correspond à la nature vierge, laquelle n'est autre que la grande Voie.
- Comment éliminer les pensées fausses des êtres ?
- Posséder les notions de pensées fausses et d'élimination de ces pensées, c'est n'avoir toujours pas abandonné ces pensées fausses.
- Peut-on, sans les éliminer, être en union avec le principe de la Voie ?
- Parler d'être en union ou pas, c'est n'avoir toujours pas abandonné les pensées fausses.
- Que dois-je faire ?
- Rien. C'est cela".

XI
Yuan-men se leva et demanda : "Comment peut-on marcher, rester debout, assis ou couché, sans conserver la notion d'un corps ?
- Il vous suffit de marcher, de rester debout, assis ou couché, pourquoi poser la notion d'un corps ?
- Mais comment peut-on réfléchir sur le juste principe sans poser cette notion ?
Tant que l'on s'accroche à l'existence d'un esprit, ce dernier existe même en l'absence de réflexions. Mais si l'on comprend ce qu'est l'affranchissement de l'esprit (wou-sin), il y a affranchissement de l'esprit même lorsque les réflexions apparaissent. Pourquoi ? Parce qu'il en est de même que pour le maître de dhyana assis dans le calme et laissant les pensées apparaître, ou le vent violent soufflant de toutes parts sans un esprit."

«L'inscription de l'esprit», traduction du Sin ming (attribué à Nieou-t'eou), dans Tch'an/Zen. Racines et floraisons, Paris, éd. Les Deux Océans, coll. « Hermès. Recherches sur l'expérience spirituelle » (no 4),‎ p. 156-164.

O Vide jaillissant de cette réalité
Dont l'esprit ne saurait épuiser les ressources.
Lorsque l'éveil est là, il n'y a pas d'éveil,
Et la non vacuité est vacuité réelle.

1998
L'expérience de l'éveil – Nan Huai-chin; traduit du chinois par Catherine Despeux – éd. Le Seuil, coll. "Points Sagesses", 256. p.

 

2014
La passe sans porte : Les énigmes des grands maîtres zen de Huikai Wumen. Éd. Points. 272 p.

Introduction
La Passe sans porte

La Passe sans porte (en chinois Wumen guan, en japonais Mumen kan) est un recueil de koans des maîtres les plus appréciés du bouddhisme Chan (en japonais Zen). Les koans sont de courts enseignements constitués d’anecdotes ou de dialogues édifiants entre maître et disciple, que le candidat à l’éveil prend comme support dans son cheminement. Depuis près de sept siècles, dans nombre de monastères Zen au Japon, cet ouvrage sert de manuel pour les moines qui, lors de leurs pratiques méditatives et dans leur vie quotidienne, se concentrent sur un koan et ne le lâchent pas jusqu’à l’avoir résolu, c’est-à-dire jusqu’à leur éveil. C’est là une méthode spécifique au Chan. Il a existé plusieurs recueils chinois et japonais de koans. La Passe sans porte, par son choix et sa sobriété, est sans nul doute le plus beau d’entre eux ; il est riche en allusions aux principales notions du bouddhisme. Référence incontournable pour tout adepte du Chan, il est empreint de la richesse culturelle et poétique de ces maîtres de jadis.

Ce recueil a été compilé par le moine Wumen Huikai (1183-1260) (japonais Mumen Ekai, vietnamien Vô Môn Huê Khai)1. Celui-ci a vécu en Chine sous la dynastie des Song du Sud (capitale Hangzhou dans le Zhejiang) qui fut une période d’apogée du Chan. Wumen Huikai est né en 1183 à Hangzhou d’un père du nom de Liu et d’une mère d’une famille Song. Il présenta ses respects au moine Gong du Dragon céleste (Tianlong) à Hangzhou et le prit comme maître. Puis il pratiqua au temple des Dix mille longévités (Wanshou si) de Suzhou (Jiangsu) avec Yuelin Shiguan (1143-1217) dans la lignée duquel il fut inscrit. Yuelin lut un jour à Wumen le koan du « Non/sans » (Wu) de Zhaozhou dont l’histoire est la suivante : Un jour un moine demande à Zhaozhou si un chien a aussi la nature de bouddha ou non. Zhaozhou lui répond : « non » (wu), un non qui à la fois est l’opposé de la réponse attendue et transcende la dualité « oui/non », coupant court à tout raisonnement. Wumen y appliqua son esprit pendant six ans, sans arriver à en pénétrer le sens. Il redoubla d’efforts, et, pour lever ses doutes, prit la résolution de ne plus dormir, au péril de sa vie. Dans des moments de désespoir, il se promenait dans le couloir et se cognait la tête contre un pilier. Un jour, alors qu’il était près du siège de l’orateur dans la salle de prédication, il entendit résonner le tambour appelant les moines au rituel de la récitation des règles monastiques. Aussitôt, il fut éveillé. À cette occasion, il composa le poème suivant :

Le soleil brille dans le ciel bleu,
Un coup de tonnerre dessille les yeux des êtres.
Les choses de l’univers se prosternent,
Le mont Sumeru danse sur les trois terrasses.

Le jour suivant, il entra dans la chambre de son maître pour avoir confirmation de son éveil. Yuelin lui dit : « Où donc y aurait-il des dieux ou des démons ? » Wumen poussa alors un cri, son maître fit de même, Wumen poussa un autre cri. C’est de cette manière que son éveil fut confirmé2.

Il fut alors surnommé Wumen, ce qui signifie littéralement « méthode (men) du non (wu)3 », car c’est grâce à sa méditation sur le koan de Zhaozhou qu’il fut éveillé. Huikai, Déploiement-de-sagesse, est le nom bouddhique qui lui fut donné lors de son intronisation. Dans cette logique, le titre du recueil de koans qu’il compila, en chinois Wumen guan, devrait être traduit par La Passe de la méthode du Non. Rappelons que la passe était jadis en Chine une forteresse bâtie aux frontières et bien gardée ; elle était infranchissable sans un laissez-passer grâce auquel le gardien ouvrait la porte. Néanmoins, Wumen fut interprété communément selon le sens premier des termes wu et men, c’est-à-dire « sans » (wu) et « porte » (men), ce qui implique de traduire le titre de son recueil par La Passe sans porte, traduction d’usage que nous avons conservée, bien que notre préférence aille à la première interprétation. Une troisième possibilité s’offre à nous : Wumen serait le surnom de l’auteur, Sans-Porte, et guan, les « passes » pour entrer dans l’éveil, c’est-à-dire les koans qu’il a réunis dans son recueil, dont le titre devrait alors être traduit par Les Passes de Sans-Porte.

Wumen mena ensuite une vie errante, de temple en temple – on connaît le nom de sept temples où il aurait séjourné –, vêtu de vêtements sales et usés, la barbe hirsute, travaillant souvent dans les champs ; on l’avait surnommé « le moine laïc Huikai ». Puis, à l’âge de 63 ans, il fonda un temple près du lac de l’Ouest à Hangzhou : le Temple du faste dragon (Longxiang si), où il resta jusqu’à sa mort en 1260, y recevant bon nombre de visiteurs.

Son lignage est le suivant :

Fenyang Shanzhao (947-1024) → Shishuang Chuyuan (986-1039) → Yangqi Fanghui (992-1049) → Baiyun Shouduan (1025-1072) → Wuzu Fayan (?-1104)→ Kaifu Daoning (1053-1113) → Yue’an Shanguo→ Laona Zudeng → Yuelin Shiguan (1143-1217) → Wumen Huikai (1183-1260) → Xindi Juexin (1207-1298).

Wumen composa son recueil, La Passe sans porte, à l’âge de 46 ans. Celui-ci fut publié pour la première fois le 5 novembre 1228. Le 5 janvier 1229, il fut présenté à l’empereur Lizong (r. 1224-1264) à l’occasion de son anniversaire. En 1230, le cas 47 du recueil fut enrichi par Wuliang Zongshou (Muryo Soju) de trois stances qui présentent chacune des « trois passes » ou énigmes que Huanglong Huinan (1002-1069), fondateur éponyme d’une branche de l’école de Linji, donnait à ses disciples. Ces lignes furent écrites pour remercier Wumen de lui avoir rendu visite au temple Zuigan. En 1245, un épilogue fut ajouté au recueil par Wu’an (Mokyo). Un an plus tard, en 1246, le 49e cas fut ajouté à la collection par le laïc Apaisé-sur-le-tard (Anwan jushi) dont on ignore l’identité4.

La Passe sans porte a été intégrée au Canon bouddhique de l’ère Taishô (1912-1926), édité entre 1924 et 19355. Cette version se compose de la préface de Sans-Porte (Wumen), d’une introduction, puis des quarante-neuf cas. Pour chaque cas, le texte est divisé en trois parties : le koan lui-même, un commentaire de Sans-Porte et un quatrain du même auteur. Un manuscrit japonais datant de 1246, par Anwan jushi, est conservé à l’Asian Art Museum. Les propriétaires japonais et les lecteurs de ce manuscrit ont ajouté des commentaires ou des annotations à l’encre rouge.

La traduction de ces koans est difficile en raison du texte lui-même, écrit avec des expressions propres à la langue vernaculaire de l’époque, et en raison de la compréhension et de l’interprétation que l’on peut faire de ces koans. Afin de ne pas en restreindre la portée, et de ne pas trop influencer le lecteur par des interprétations qui seraient nôtres, nous nous sommes efforcée de limiter nos interprétations et d’indiquer plutôt dans des annotations d’une part ce qui était nécessaire à la compréhension de l’histoire rapportée et notamment son contexte, et d’autre part quelques pistes d’interprétation, soit en mettant l’accent sur le type de koan et en le rapprochant d’autres semblables de la littérature du Chan, soit en présentant un aspect possible de l’effet que souhaitait obtenir le maître par ses réponses. Il importe donc de bien comprendre le contexte de ces histoires qui doivent être résolues non pas intellectuellement, mais en y engageant tout son être, et d’avoir une connaissance sommaire de l’histoire du Chan en Chine et de l’apparition de ses diverses écoles autour de maîtres éminents. Chaque koan pourrait faire l’objet de dizaines de pages de commentaires, ce qui a déjà été fait, notamment dans les traductions anglaises de ce recueil auxquelles le lecteur peut se reporter s’il souhaite en savoir plus, et auxquelles nous avons parfois emprunté certaines interprétations.

 

Les débuts du Chan

Le terme Chan est l’abréviation du mot channa, qui était à l’origine une transcription phonétique du sanskrit dhyāna. Celui-ci désigne une concentration, un recueillement de l’esprit, méthode qui apparaît en Chine aux IIe et IIIe siècles. Un texte du Petit Véhicule, le Dīghanikaya, définit le dhyâna comme une « modalité de s’adonner au bonheur qui conduit de façon absolue à l’absence de mondanités et d’inclinations, à la paix définitive, au nirvâṇa ». Les premiers écrits bouddhiques traduits en chinois avaient trait essentiellement à des méthodes de dhyâna, arrivées donc très tôt en Chine. Celles-ci étaient essentiellement fondées sur des techniques de visualisation et de contemplation de l’impureté du corps et sur des exercices de concentration sur la respiration.

L’école du Chan a pris ce nom, parce qu’au moment de sa formation aux alentours du VIe siècle de notre ère elle insistait, plus que d’autres écoles, sur cet ensemble de pratiques du dhyâna. Elle n’était pas la seule d’ailleurs. Parmi les écoles chinoises du bouddhisme qui commençaient à se dessiner, certaines mettaient aussi l’accent sur ces pratiques méditatives, comme l’école de la Terrasse céleste (en chinois Tiantai, en japonais Tendai) ou l’école de l’Ornementation fleurie (en chinois Huayan, en japonais Kegon). De fait, il existait plusieurs sortes de moines : les maîtres spécialisés dans l’exposé doctrinal, les maîtres de la Loi, ceux spécialisés dans les codes disciplinaires ou « maîtres de préceptes », les exégètes ou « maîtres de l’instruction », et les spécialistes de méditation ou « maîtres de dhyâna ».

L’école du Chan serait née en Chine autour de la figure de Bodhidharma (japonais Daruma), un prince venu d’Inde ou d’Asie centrale. Celui-ci est devenu le 28e patriarche de la lignée indienne du Chan et le premier patriarche de la lignée chinoise. Il serait arrivé en Chine en 527 durant la dynastie des Liang (502-557), un royaume du Sud, et aurait eu une entrevue avec l’empereur Wu de cette dynastie à la capitale de ce royaume, Jiankang (actuelle Nankin). Lorsque l’empereur lui aurait demandé combien de mérites il avait engrangés par la construction des monastères et par la copie des soutras, Bodhidharma lui aurait répondu : « Sans mérites. » L’empereur lui aurait demandé : « Quels sont les vrais mérites ? » Et Bodhidharma de lui répondre : « La sagesse pure est merveilleuse et parfaite, son essence est vide et paisible. De tels mérites, on ne peut pas les acquérir par des méthodes mondaines. » L’empereur aurait poursuivi : « Quel est le sens suprême de la noble vérité ? » Bodhidharma : « La vaste vacuité sans noblesse. » L’empereur : « Qui est devant moi ? » Bodhidharma : « Je ne connais pas. »

L’empereur Wu des Liang étant incapable de comprendre la signification de son enseignement, Bodhidharma s’enfuit vers le nord. Il traversa le fleuve Bleu et entra dans le royaume des Wei du Nord (384-536) fondé par une ethnie étrangère, les Tabgach, et qui avait sa capitale à Luoyang (Henan). Il s’arrêta au monastère Shaolin des monts Song, situés tout près de la capitale. Les moines de ce temple lui en auraient refusé l’accès. Il se serait assis et aurait fixé son regard sur le mur d’enceinte du monastère. Il y aurait médité pendant neuf ans, d’où son surnom de « Brahmane contemplant un mur ». Le temple Shaolin est ainsi devenu le lieu d’implantation majeur de cette école sous les Wei du Nord, une dynastie dirigée par des étrangers bouddhistes. Le Chan s’est transmis de maître à disciple selon une lignée de six patriarches chinois, reconstruite après coup.

Les plus anciens documents sur le Chan, des manuscrits découverts au début du XXe siècle dans une grotte à Dunhuang, une oasis jadis prospère d’Asie centrale, donnent une version plus prosaïque des débuts de cette école. D’après ces manuscrits datant du VIIe au IXe siècle, le premier patriarche du Chan serait Buddhabhadra, le traducteur du Sûtra de l’entrée à Ceylan, un sûtra central de cette école. Une lignée de transmission a été formée à partir de Buddhabhadra, Bodhidharma étant alors le deuxième patriarche, et s’est appelée tout d’abord « lignée des maîtres de Lanka », car l’école se serait construite à ses débuts autour de ce sûtra du Grand Véhicule qui expose une doctrine idéaliste selon laquelle tout est production de l’esprit6.

 

Développement du Chan sous les Tang (618-907)

La dynastie des Tang se divise en deux grandes périodes, séparées par la rébellion d’An Lushan (756-762), un général sogdien qui avait réussi à occuper la capitale Chang’an (actuelle Xi’an). Durant la première période, une rivalité est survenue entre différents maîtres du Chan désirant s’attirer les faveurs du pouvoir en place, ce qui aboutit au clivage entre une école du Nord, dite gradualiste, et une école du Sud, dite subitiste. Dans la construction a posteriori des lignées de maîtres, la scission est située à l’époque du cinquième patriarche, et c’est l’école du Sud qui est présentée comme victorieuse.

Dans les premiers développements du Chan, la méthode essentielle consiste en la contemplation de l’esprit, en sa purification progressive des voiles qui le recouvrent pour que la lumière intérieure croisse et que le disciple puisse voir la nature de bouddha, présente en lui. Cette idée est résumée dans la stance de Shenxiu (?-706), considéré comme le premier maître de l’école gradualiste du Nord :

Le corps est l’arbre de l’éveil,
L’esprit, un pur miroir sur sa monture.
Je m’efforce de le nettoyer
Afin qu’aucune poussière ne s’y dépose.

Un point de vue différent, exprimé par celui qui est devenu officiellement le sixième patriarche de la lignée et le représentant de l’école subitiste du Sud, Huineng, insiste sur l’importance de la suppression de tout support, que ce soit la contemplation ou l’idée d’un esprit, d’un cheminement et d’une purification : tout est originellement parfait et la reconnaissance de la nature de bouddha en soi, l’accès à l’éveil, sont subits. Ces caractéristiques de l’école du Sud sont résumées par la stance de Huineng (638-713) :

Il n’y a pas d’arbre d’éveil
Ni de clair miroir sur une monture.
La nature de bouddha est originellement pure,
Où la poussière s’attacherait-elle ?

Après ce clivage entre le Nord et le Sud, il n’y eut plus une seule lignée, mais, selon la présentation adoptée par les histoires du Chan, deux lignées principales, toutes deux issues de disciples du sixième patriarche Huineng : celles de Qingyuan Xingsi (671-740) et de Nanyue Huairang (677-744), tandis que la branche de l’école du Nord périclita rapidement. Malgré cette présentation bien structurée, il y eut en réalité un éclatement en diverses écoles fondées autour de maîtres renommés établis dans diverses provinces de la Chine.

La réalité historique est donc plus complexe que ne le laisseraient entendre les deux stances précitées. Shenxiu a été soutenu par l’impératrice Wu Zetian (r. 690-705) qui le fit venir à la cour en 700 et le nomma précepteur d’État pour les deux capitales, pour elle et pour ses deux fils Zhongzong et Ruizong, empereurs déposés respectivement en 684 et 690. Un disciple de Huineng, Shenhui (668-760), fut soutenu par l’empereur Xuanzong (r. 712-756) et réussit grâce à ses appuis politiques à acquérir la suprématie sur l’école du Nord. Il a par conséquent joué un rôle clé dans l’histoire du Chan ; il a joui d’une grande popularité au palais et parmi le peuple à la capitale.

Après la révolte d’An Lushan (756-762), avec la décentralisation de la vie politique, le Chan se développa plutôt dans les provinces méridionales de la Chine (Sichuan, Hunan, Jiangxi, Fujian, Zhejiang), avec de nouvelles tendances telles que la formation de recueils des propos des maîtres et une maïeutique particulière : énigmes, coups, interjections, visant à secouer la torpeur intellectuelle du pratiquant, à le faire sortir de la dualité dans laquelle le maintient le concept, et à le plonger subitement dans l’éveil.

Le maître incontesté de cette période est un disciple de la lignée de Nanyue Huairang, Mazu Daoyi (709-788), considéré comme le fondateur de l’école de Hongzhou (actuelle Nanchang, Jiangxi), du nom de la ville où il avait développé son enseignement. Les générations suivantes de son école ont donné les plus grands maîtres qui apparaissent d’ailleurs dans le recueil de La Passe sans porte : ses disciples Nanquan et Baizhang et un disciple de ce dernier, Huangbo. Sous les Cinq Dynasties (907-960) et les Song (960-1279), des disciples renommés de cette école vont donner naissance à deux des cinq écoles principales des Song (960-1279) : l’école de Linji (Rinzai) et celle de Gui-Yang (Sōtō). La plupart des koans cités dans La Passe sans porte proviennent de maîtres ayant un lien avec l’école de Mazu.

 

Formation des cinq écoles du Chan sous les Cinq Dynasties (907-960) et les Song (960-1279)

La fin des Tang est marquée par un coup dur pour le bouddhisme : la grande proscription de 845. Mais, contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, celui-ci s’est bien vite relevé quelques années plus tard, tout en prenant de nouvelles formes, et l’école du Chan est une de celles qui a le plus bénéficié de cet épisode. Peu après, la dynastie des Tang a périclité ; la Chine a perdu son unité en 907 et s’est trouvée à nouveau morcelée pendant environ un demi-siècle en divers royaumes, avant d’être à nouveau unifiée avec l’instauration de la dynastie des Song (960-1279). Cette dernière fut elle-même divisée en deux périodes, les Song du Nord (960-1127) avec la capitale à Bian (actuel Kaifeng près de l’actuel Luoyang) et les Song du Sud (1127-1279), avec la capitale à Hangzhou (Zhejiang).

La reconstruction historique de l’école du Chan a été effectuée à l’époque des Song, soit plus de cinq siècles après ses origines, alors que, comme l’impératrice Wu Zetian sous les Tang, les empereurs des Song s’appuyaient sur le bouddhisme Chan pour consolider leur légitimité et leur pouvoir. On a vu ainsi fleurir une abondante littérature spécifique au Chan : les annales de la transmission de la lampe, c’est-à-dire des histoires du Chan constituées de biographies d’illustres maîtres et de l’histoire de leur transmission à des disciples selon plusieurs courants ou écoles. Au cours de ce processus, cinq écoles principales du Chan se sont distinguées : l’école Gui-Yang, l’école Cao-Dong, l’école de Linji, l’école de Yunmen et l’école Fayan. On compte parfois sept traditions, en ajoutant aux cinq précitées deux branches issues de l’école de Linji : la branche de Yangqi Fanghui (992-1049) et celle de Huanglong Huinan (1002-1069). Ainsi, l’historiographie du Chan qui s’élabora par étapes a véritablement commencé au XIIe siècle, sous les Song du Sud. À cette époque, le Chan s’est efforcé d’obtenir le patronage des souverains, en présentant une lignée d’élite de patriarches. Il y réussit fort bien et obtint de nombreux privilèges.

La dynastie des Song accorda son soutien aux monastères publics, désignés comme des institutions Chan spécifiques ; ils furent patronnés par la Cour et administrés par la bureaucratie d’État. Les monastères furent alors divisés en trois catégories : les monastères Chan, de loin les plus importants, les monastères spécialisés dans les préceptes et les monastères de la doctrine (jiao) qui regroupaient ceux de l’école de l’Ornementation fleurie (Avataṃsaka), de la Terrasse céleste (Tiantai), et d’autres. La vie des monastères bouddhiques fut de plus en plus ritualisée et institutionnalisée, avec liturgies quotidiennes et mensuelles, cérémonies anniversaires du Bouddha, débats et sermons, cérémonies pour l’anniversaire ou le décès de membres de la famille impériale, etc.

En 1031, l’empereur Renzong fit venir de Shaozhou (province du Guangdong) la robe et le bol du sixième patriarche Huineng, qui furent déposés et vénérés au palais. Il ordonna aux lettrés d’écrire des éloges et des chants sur Huineng ; ces reliques remplaçaient donc la relique du Bouddha déposée alors dans le plus grand monastère de la capitale et si vénérée sous les Tang qu’elle avait suscité de vives réactions antibouddhiques. Il ordonna aussi qu’on construise à la capitale un endroit pour la pratique du Chan, accélérant ainsi la diffusion de l’école du Sud. Il patronna de grands maîtres et renforça ainsi le pouvoir de deux des cinq écoles : l’école de Yunmen et la branche Huanglong de l’école de Linji. Le Chan fut alors présenté comme le vrai bouddhisme, par opposition au bouddhisme dévoyé avec ses aspects religieux. Un lettré du nom de Li Gou écrit en 1036 à l’occasion de la nomination d’un nouvel abbé dans un monastère du Jiangxi : « Quand le bouddhisme pénétra en Chine par l’intermédiaire des moines indiens, les Chinois ne connaissaient pas leur doctrine et s’efforcèrent de comprendre leurs idées. Maîtres et disciples se succédèrent, pendant des centaines d’années. Ils parlaient chaque jour de paradis et d’enfers, de rétribution du bien et du mal, uniquement pour que le peuple construise des temples et des stupas, vénère le Bouddha avec des rituels et soutienne les moines. Puis Bodhidharma vint pour convertir les êtres. Il transmit alors la Voie du Bouddha, dénuée d’absurdités, sans se détacher de l’aspect prosaïque, ils possédèrent naturellement le véritable éveil7. »

La suprématie des temples Chan fut encore plus grande sous les Song du Sud et dans la région de la capitale qui était devenue Hangzhou. La plupart des monastères Chan abritaient plus de mille résidents et comportaient au moins une centaine de bâtiments. Le centre politique fut donc un lieu où fleurissait le Chan. Les empereurs invitèrent souvent des moines Chan à venir au palais discuter de la Voie : l’élite culturelle et politique fréquentait ces éminentes personnalités bouddhiques. C’est dans ce contexte que naquit le recueil si prestigieux de La Passe sans porte.

 

LES CINQ ÉCOLES DES SONG

La tradition a donc retenu cinq écoles majeures du Chan, qui remontent à des maîtres ayant vécu à la fin des Tang, après la proscription de 845, ou pendant la période morcelée des Cinq Dynasties. Ce sont, dans l’ordre chronologique :

1. L’école de Gui-Yang (Igyō). Elle se situe dans la lignée de Nanyue Huairang, un disciple de Huineng et dérive du lignage de l’école de Hongzhou de Mazu Daoyi. Elle a pour fondateurs éponymes Guishan Lingyou (771-853), actif dans la province méridionale du Jiangxi, et un disciple de ce dernier, Yangshan Huiji (807-883), lui aussi actif dans le Jiangxi. Cette école se distingue des autres notamment par son style pédagogique, qui privilégie la démonstration non verbale de l’éveil par des actions telles que de donner un coup de pied dans un pot en réponse à la question du maître : « Sans l’appeler un pot à eau, comment le nommerez-vous ? » Cette école est aussi connue pour l’emploi de métaphores ésotériques ou de figures circulaires employées pour exprimer les différents aspects de l’ontologie et de la sotériologie bouddhiques.

2. L’école de Linji (Rinzai). Elle se situe aussi dans la lignée de Nanyue Huairang. Son fondateur Linji Yixuan (mort vers 866) fut un maître actif dans le nord de la Chine (Hebei), d’où il était originaire. Homme au caractère trempé, on l’a comparé à un général chevauchant un cheval. Son école a développé des méthodes d’enseignement spécifiques au Chan, comme le cri, les coups de bâton, la suppression de tout point d’appui de l’esprit, y compris l’attachement au corps. L’iconoclasme qu’il afficha l’a probablement aidé à surmonter la grande proscription du bouddhisme de 845. Il mourut vers 866.

3. L’école Cao-Dong (Sōtō). Elle se situe dans la lignée de Qingyuan Xingsi, un autre disciple de Huineng. Elle a pour fondateurs éponymes Dongshan Liangjie (807-869), actif dans le Jiangxi, et un de ses disciples, Caoshan Benji (840-901), actif dans la même province. Cette école doit sa réputation à son système des cinq positions, expliquant les rapports entre le Principe et les phénomènes (ou l’absolu et le relatif) dans le cheminement vers l’éveil. Elle se caractérise par la minutie et la méticulosité de l’entraînement – on a comparé Dongshan à un paysan qui s’occupe avec soin de son champ. L’accent y est porté sur l’assise en silence ; on parle à propos de cette école de pratique contemplative par l’illumination dans le silence.

4. L’école de Yunmen (Unmon). Elle se situe dans la lignée de Qingyuan Xingsi. Son fondateur éponyme, Yunmen Wenyan (864-949), vécut pendant la période de morcellement de la Chine sous les Cinq Dynasties et fut actif dans le royaume des Han du Sud (918-978) (autour de la province du Guangdong). Son corps, momifié, a été conservé jusqu’à la Révolution culturelle (vers 1966). Il fut l’un des grands pionniers des « mots vivifiants », c’est-à-dire de paradoxes qui vont évoluer par la suite en koans. Il prodiguait un enseignement subtil, lors des tâches les plus ordinaires. Il employait parfois des mots incisifs, en général isolés, comme guan, « barrière, passe » ; on évoquait ses méthodes en parlant de la « passe du mot unique de Yunmen ». Il disait aussi souvent lu, « révélé », ce qui signifie que tout est clair, qu’il n’y a absolument rien de caché ! Sa renommée fut à son comble quand on compila en 1125 les Annales de la falaise verte, un recueil de koans dont plus d’une vingtaine sur les cent proviennent de ses entretiens. L’école dura environ trois cents ans, puis fut absorbée par celle de Linji. Le lignage ne s’est pas interrompu pour autant. À l’époque moderne, le dernier maître Chan célèbre, Xuyun (1840-1961), tout en appartenant à l’école de Linji, rebâtit le temple de Yunmen (Guangdong).

5. L’école Fayan (Hōgen). Cette école se situe elle aussi dans la lignée de Qingyuan Xingsi. Son fondateur éponyme, Fayan Wenyi (885-958), était originaire de Hangzhou (Zhejiang) et devint moine à l’âge de 7 ans. Il eut le même maître que Yunmen : Xuefeng Yicun (822-908). Son influence fut plus particulièrement prédominante dans deux des royaumes du Sud : les Tang du Sud (Jiangxi) et le royaume de Wu-yue (Zhejiang). Cette école ouvre l’œil sur l’infini, elle insiste sur l’instant présent, l’« ici et maintenant ». Elle a intégré des éléments d’autres écoles bouddhiques, comme la récitation du nom du Bouddha, pratique courante dans l’école de la Terre pure, ou des principes de l’école de l’Ornementation fleurie et de l’école de la Terrasse céleste. Ses disciples furent très respectés par les empereurs Song.

 

Quelques fondamentaux de la pensée du Chan

DHYNA ET PRAJÑĀ

La pratique du dhyâna, si importante qu’elle a donné son nom à cette école, comporte plusieurs types d’exercices que le disciple du Chan connaît parfaitement : contemplations sur l’impur, plus particulièrement le corps, sur l’impermanence des quatre éléments, concentrations sur la respiration ou ānapanā, méthodes de quiétude (śamatha) des pensées et de contemplation (vipaśyanā) de l’esprit. Cette pratique ne se limite pas à l’exercice de la méditation assise, elle est constante. Comme l’écrit Dahui Zonggao (1089-1163) à l’un de ses disciples : « Ta lettre m’a appris que tu poursuis l’étude du dhyâna, sans que tes obligations officielles ne viennent l’interrompre et, malgré ton activité constante, tu parviens à conserver ton esprit en éveil. »

Si, dans les débuts du Chan, la contemplation de l’esprit est le fondement de l’exercice spirituel, progressivement, certains maîtres, notamment à partir du quatrième patriarche, insistent plus sur l’importance de la prajñā, sapience ou sagesse intuitive, d’abord présentée comme complémentaire du dhyâna : c’est par l’augmentation de la concentration du dhyâna que la lumière sapientielle augmente et éclaire les choses dans leur véritable nature, qui est vacuité, c’est-à-dire absence de caractéristiques quelles qu’elles soient. Puis cette sapience devient la notion centrale et l’on parle alors de non-contemplation, non-esprit, non-pensée, pour couper tout point d’appui au disciple. Voici comment la sapience est exposée dans le Sûtra de l’estrade attribué au sixième patriarche Huineng :

« Le lendemain, le préfet Wei pria pour un nouvel enseignement. Le maître monta sur le trône et dit à la grande foule assemblée : “Il suffit de purifier l’esprit et de garder en mémoire la Mahāprajñāpāramitā.” Puis il ajouta : “Amis de bonne connaissance, la sagesse de la bodhi et de la sapience, tous les gens de ce monde la possèdent en propre. C’est seulement sur la cause d’un esprit égaré qu’ils ne peuvent s’éveiller eux-mêmes. Il faut s’appuyer sur des amis de bonne connaissance qui leur montrent le chemin et les guident à voir leur nature innée. Sachez que l’idiot et l’intelligent ont sans aucune différence la même nature de Bouddha. La différence réside dans l’égarement de l’un et l’éveil de l’autre. C’est pourquoi il existe une différence entre un homme idiot et un homme intelligent. À présent je vais exposer la méthode de la Mahāprajñāpāramitā, afin que chacun d’entre vous obtienne la sagesse. Avec toute votre volonté, écoutez attentivement. Je vais vous l’exposer.

Amis de bonne connaissance, les gens de ce monde, chaque jour récitent avec leur bouche la sapience. Ils ne connaissent pas la sapience de leur nature propre ; c’est comme s’ils parlaient de nourriture : cela ne les rassasierait pas. Si l’on parle uniquement avec la bouche de vacuité, on ne pourra voir sa nature innée même dans dix mille ères cosmiques, et cela ne sera finalement d’aucun avantage.

Amis de bonne connaissance, Mahāprajñāpāramitā, c’est du sanskrit, cela signifie ‘parvenir à l’autre rive grâce à la sagesse’. Il faut le pratiquer avec l’esprit et non le réciter avec la bouche. Si l’on récite avec la bouche sans pratiquer avec l’esprit, c’est comme une illusion, comme une magie, comme la rosée, comme l’éclair. En parler avec la bouche et le pratiquer avec l’esprit, c’est établir une résonance mutuelle entre la bouche et l’esprit. La nature primordiale est le Bouddha. En dehors de cette nature, il n’existe pas de Bouddha.

Que signifie Mahā ? Mahā signifie ‘grand’. Et ‘grand’ désigne l’immensité de l’esprit, vaste comme l’espace vide, sans aucune rive. Il n’est ni carré, ni rond, ni petit, ni grand, ni bleu, ni rouge, ni jaune, ni blanc. Il n’a ni haut ni bas, n’est ni long ni court, ni muni de joie ni muni de colère, il n’est ni ceci ni cela, ni le bien ni le mal, n’a ni début ni fin. Toutes les terres des bouddhas sont, de manière exhaustive, identiques à l’espace. La nature merveilleuse des gens de ce monde est fondamentalement vide ; il n’existe aucune chose qui puisse être obtenue. La nature innée est le véritable vide ; il en est ainsi.

Amis de bonne connaissance, à m’entendre parler de vide, ne vous attachez pas à ce vide. La première chose est de ne pas s’attacher au vide. Si l’on reste assis dans le calme, l’esprit vide, on s’attache à un vide sans notation. Amis de bonne connaissance, le vide du monde peut contenir les dix mille phénomènes : soleil, lune, étoiles, constellations, monts et rivières, la grande terre, les sources, les ruisseaux, la végétation, les forêts, les méchants, les bons, les mauvaises et les bonnes choses, les paradis et les enfers, les océans immenses, le mont Sumeru, tout cela se trouve dans le vide ; la vacuité de la nature innée des gens de ce monde est pareille.

Amis de bonne connaissance, notre nature innée est à même d’embrasser tous les phénomènes ; telle est sa grandeur. Les dix mille phénomènes se trouvent tous dans notre nature, si l’on voit les êtres humains et non humains, le mal et le bien, les bonnes et les mauvaises choses sans renoncer à rien, que l’on ne se les approprie ni ne les délaisse, que l’on ne soit ni souillé ni attaché, l’esprit est alors comme l’espace, on dit qu’il est immense, c’est ce que l’on appelle ‘grandeur’. C’est pourquoi on dit mahā. Amis de bonne connaissance, les égarés s’y livrent en parole, les sages l’exercent en esprit. Il en est cependant qui, égarés, se vident l’esprit et ne pensent plus, en appelant cela ‘grandeur’. Mais il ne s’agit pas de cela non plus : l’immensité de l’esprit ne saurait s’appliquer à cette petitesse. On ne peut parler avec ces gens-là, car leur vue est pervertie.”8 »

 

L’ESPRIT (XIN)

En général pratiqués pendant la posture assise, les exercices du dhyâna constituent la base à partir de laquelle le disciple évolue vers la contemplation de l’esprit, non pas l’esprit individuel, mais l’esprit en tant que source du triple monde (mondes du désir, de la forme et du sans-forme), dans la perspective idéaliste du Vijnāñavāda. Selon cette école, l’une des deux écoles philosophiques majeures du bouddhisme indien avec celle du Juste Milieu (Mādhyamika), l’ignorance fondamentale des êtres réside dans le fait de penser que les objets extérieurs de notre expérience seraient indépendants des diverses formes de conscience qui les perçoivent. Le système complexe qu’elle a élaboré est essentiellement fondé sur l’expérience méditative. Cette école dont les principes sont développés notamment dans le Sûtra de l’entrée à Ceylan, a exercé une profonde influence sur le Chan.

La contemplation de l’esprit révèle ce qu’est véritablement l’esprit, notre nature innée, inaltérée et pure depuis toujours. Voici comment le cinquième patriarche Hongren développe ce point :

« Quelqu’un lui demande : “Comment sait-on que son propre esprit est originellement pur ?”

Réponse : “Il est dit dans le Sûtra des dix terres : ‘Dans le corps des êtres se trouve l’adamantine nature d’Éveillé. Elle est comme le disque solaire dont le corps est lumineux, parfait, vaste et sans limites ; elle est seulement voilée par les sombres nuées des cinq agrégats. Elle est comme la lumière d’une bougie à l’intérieur d’un vase qui ne peut répandre sa radiance. Prenons l’exemple de nuages et de brumes qui, dans le monde, s’élèvent dans les huit directions, le plongeant dans l’obscurité, comment le soleil pourrait-il encore briller ? La lumière n’est fondamentalement pas détruite, elle est simplement recouverte par les nuages. Il en est de même de l’esprit pur de tous les êtres, simplement voilé par les sombres nuées des diverses notions, des souillures mentales (kleśa), des pensées fausses et des attachements. Il suffit de pouvoir rester concentré sur son propre esprit pour que les pensées fausses ne naissent pas et que le nirvâṇa tout naturellement se manifeste.’ Ainsi, on sait que son propre esprit est fondamentalement pur.”9 »

Pour le bouddhisme du Grand Véhicule, considérer qu’il y aurait quelque chose comme un esprit qui existerait est une erreur. Si les sûtras idéalistes disent « rien n’existe en dehors de l’esprit », c’est pour contrecarrer l’attachement à la réalité d’un monde extérieur et de phénomènes qui apparaissent aux organes des sens. Mais cette proposition est à interpréter dans le cadre de la pensée du juste milieu entre existence et non-existence. Voilà pourquoi, progressivement, avec le développement de l’importance de la sapience dans l’école du Chan, naît dans le discours de certains maîtres cette idée de « non-esprit » (wu xin). La négation, procédé classique de cette école du Juste Milieu et des écrits sur la « vertu de sapience » (prajñāpāramitā), permettant de voir la nature réelle des choses en tant que vacuité, est appliquée aux notions de base qui servent de point d’appui au disciple dans sa démarche : l’esprit, la contemplation et la nature de Bouddha.

 

LA NATURE DE BOUDDHA (FOXING)

« Qu’est-ce que le Bouddha ? » ou « qu’est-ce que la bouddhéité ? » est une question souvent posée par les disciples du Chan. Elle renvoie à la notion de nature de bouddha, exposée dans les textes et sûtras de l’école idéaliste, comme dans le Sûtra de l’entrée à Ceylan, fondamental pour l’école du Chan. Cette nature de bouddha est d’ailleurs un thème développé par les premiers maîtres Chan, comme dans ce beau texte retrouvé parmi les manuscrits de Dunhuang :

« La nature de bouddha est comme la présence du soleil et de la lune dans le monde, ou du feu dans le bois. Cette immanence de la nature de bouddha en l’homme, on l’exprime en parlant tantôt de la “lampe de la nature de bouddha”, tantôt du “miroir du nirvâṇa”. Voilà pourquoi le miroir du grand nirvâṇa est plus clair que le soleil et la lune, parfaitement pur en dedans comme en dehors, infini et sans limites.

Il en va comme de l’or que l’on raffine : la gangue est anéantie, mais l’or lui-même reste intact. De même, les caractères spécifiques des êtres, [tels que] la naissance et la mort, sont anéantis, tandis que le Corps de Loi reste intact.

Ou encore, c’est ainsi qu’une motte de terre peut être écrasée, sans que ses particules soient détruites, ou que les vagues meurent sans que l’eau elle-même en soit affectée. De même, les caractères spécifiques des êtres, [comme] la naissance et la mort, sont anéantis, alors que le Corps de Loi reste intact.

L’efficacité du dhyâna assis tient au fait qu’on l’éprouve en soi-même, physiquement. Un dessin de galette ne vaut certes pas un repas, et l’on n’a jamais rassasié quelqu’un en lui parlant de nourriture. Tel qui enfonce une cheville [dans une pièce de bois] pour [en] dégager [une autre] ne fait qu’enfoncer [celle-ci].

Il est dit dans le Sûtra de l’ornementation fleurie : “L’érudit ressemble à un indigent qui, jour et nuit, compte les trésors d’autrui, alors que lui-même est sans le sou.” Quant au lecteur, qu’après avoir lu cela il s’en débarrasse sans plus tarder. Sinon, ce ne serait qu’une autre forme d’étude scripturaire. Dès lors, quelle différence avec [le fait de] réchauffer de l’eau pour obtenir de la glace, ou de faire bouillir de l’eau chaude en espérant de la neige ?

… Le grand maître Hui-k’o disait :

“Tout ce qu’on affirme de ce Dharma véritable est la Réalité telle quelle (yathābhūtam).

Ce n’est autre, au demeurant, que le Principe authentique et profond.

Dans mon égarement premier, j’avais pris un joyau pour un morceau de verre ;

Recouvrant soudain mes esprits, j’ai réalisé que c’était une perle.

L’ignorance et la sapience sont égales et indifférenciées.

Sachez-le, tous les éléments sont ainsi.

Par pitié pour les tenants de la dualité,

J’ai prononcé ces paroles, et rédigé cette lettre.

Considérez l’identité de votre corps et du Bouddha ;

Quel besoin de chercher ailleurs un [nirvâṇa] ‘sans reste’ ?”10 »

Cette nature de bouddha est équivalente de la nature innée, originellement pure et vide ; l’adepte du Chan cherche à « voir sa nature innée et devenir bouddha » (jianxing chengfo). La phrase entière « voir sa nature innée et devenir bouddha » apparaît pour la première fois dans un commentaire du Sûtra sur le nirvāṇa : « Voir sa propre nature et devenir bouddha signifie que notre propre nature est Bouddha11. » Le Chan a transposé cela par une expression qui lui est spécifique, « voir son visage originel d’avant la naissance du père et de la mère », et qui a été popularisée à partir d’une phrase du Sûtra de l’estrade du sixième patriarche Huineng : « Quand tu ne penses ni au bien ni au mal, à cet instant précis, c’est ton visage originel, révérend Ming12. »

 

LA NATURE DE BOUDDHA EST PARTOUT

La démarche du Chan, qui reste profondément bouddhique, intègre le concret et la vie quotidienne dans la quête, ce qui laisse évidemment la possibilité de cultiver son esprit dans un contexte aussi bien monacal que laïc. Par ailleurs, elle ouvre sur le champ infini des possibles et l’attention à la moindre petite chose. Elle délaisse toute dualité, notamment la différence entre le pur et l’impur, et n’hésite pas à faire mention des bâtons merdeux, équivalent de notre papier toilette moderne dans les monastères. La nature de bouddha est partout, et toute chose quelle qu’elle soit est une activité ou un ornement de cette nature éveillée, y compris les animaux, les végétaux et les choses les plus viles. Dongshan Liangjie, rendant visite à Guishan (771-853), lui demanda s’il était vrai que les êtres inanimés exposaient la Loi, et s’il en était ainsi, comment se faisait-il qu’il ne l’entendait pas ? Guishan finit par dire : « La bouche que m’ont donnée mes parents ne pourra jamais te l’expliquer. » Dongshan alla ensuite voir Yunyan (782-841) à qui il posa d’emblée la question : « Quand les êtres inanimés exposent la Loi, qui peut l’entendre ? » « Les êtres inanimés le peuvent », répondit immédiatement Yunyan. Dongshan demanda alors : « Est-ce que vous l’entendez ? » « Si tel était le cas, tu n’entendrais pas mon exposé de la Loi », répondit Yunyan. Yunyan leva alors son chasse-mouche et dit : « Est-ce que tu l’entends ? » « Non, je ne l’entends pas », dit Dongshan. Alors Yunyan dit : « Si tu n’entends même pas mon sermon, comment peux-tu espérer entendre le sermon des êtres inanimés ? » Et il ajouta : « N’as-tu pas lu le Sûtra d’Amitâbha, dans lequel il est écrit que “les fleuves, les oiseaux et les arbres sont tous en train de chanter le Bouddha et la Loi ?” C’est alors que Dongshan fut éveillé et composa la stance suivante :

Merveilleux ! Merveilleux !
Les êtres inanimés qui exposent la Loi !
Quelle ineffable vérité !
Si vous essayez de l’entendre avec vos oreilles,
Vous ne la comprendrez jamais.
C’est seulement en l’écoutant avec vos yeux
Que vous la connaîtrez vraiment13.

 

LA NON-DUALITÉ

Dans la continuité du bouddhisme du Grand Véhicule, l’école Chan adopte les fondements essentiels de cette tradition : vacuité du moi et des éléments (dharma, en chinois fa), accent mis sur la sapience et accès à l’éveil par la non-dualité. Quand un disciple se tient dans la dualité en étant persuadé que telle chose est ce qu’il faut faire ou ce vers quoi il faut tendre, le maître lui coupe son point d’appui en affirmant le contraire, comme dans le cas 27 de ce recueil, où il déclare : « ce n’est ni l’esprit, ni le Bouddha », alors que le disciple avait entendu parler du célèbre maître Mazu, qui disait « cet esprit même, c’est le Bouddha ».

Ainsi, les dualités les plus fréquentes dans le cadre de la culture de soi sont dénoncées, ce qui peut mener certains maîtres à devenir iconoclastes, le plus connu d’entre ceux-là étant sans doute Linji, qui n’hésitait pas à traiter ses auditeurs de « renards sauvages, larves malignes et coquins chauves », et déclarait dans ses sermons : « Adeptes, voulez-vous voir les choses conformément à la Loi ? Gardez-vous seulement de vous laisser égarer par les gens. Tout ce que vous rencontrez, au-dehors et (même) au-dedans de vous-même, tuez-le. Si vous rencontrez un bouddha, tuez le bouddha ! Si vous rencontrez un patriarche, tuez le patriarche14 ! »

Il leur arrivait encore de manier le paradoxe, ou de présenter au disciple le contraire de ce qu’il attendait ou de ce à quoi il s’attachait pour le faire sortir de cette dualité. Qui veut faire le bien est dans la dualité. Comme le dit le sixième patriarche à son pourchasseur Huiming : « Quand tu ne penses ni au bien ni au mal, à cet instant précis, quel est ton visage originel ? » Qui s’attache au savoir, ou à l’inverse rejette le savoir, se situe dans la dualité. C’est ce que rappelle Nanquan, dans le cas 19 : « La Voie ne relève ni du savoir ni du non-savoir. Le savoir est un éveil fictif et le non-savoir est absence de notation. Quand on parvient véritablement à la Voie sans support, c’est comme une vaste immensité présente, un Vide suprême. Comment peut-on en parler par l’affirmation ou par la négation ? » Linji dit encore : « Ma manière d’énoncer la Loi diffère de celle des gens du monde entier […]. Simplement parce que mon point de vue est autre, et qu’à l’extérieur je ne tiens pas compte des différences entre profanes et saints, ni à l’intérieur ne m’attache au fondamental. Je vais au fond des choses, sans doute et sans erreur15. »

Délaisser le monde du devenir (saṃsâra) pour atteindre la grande extinction, l’apaisement total (nirvâṇa), est aussi une dualité. Cette tendance avait déjà été dénoncée dans le Sûtra du lotus, qui compare le nirvâṇa à une ville mirage dans le désert, qui est un leurre, une aide pour aider le disciple à poursuivre son chemin et parvenir au but. Ce thème a été plus particulièrement développé dans l’école chinoise de l’Ornementation fleurie (Avataṃsaka), qui expose en détail comment le candidat à l’éveil (le bodhisattva) résout, au cours de sa progression, les rapports entre ce que l’on peut appeler le Principe, le Réel (en chinois li) et les phénomènes (shi). Les maîtres Chan, tout en reprenant ces notions de shi et de li, ont aussi développé les leurs, apportant à leur école une spécificité propre.

 

LE RAPPORT ENTRE LE PRINCIPE ET LES PHÉNOMÈNES

Le premier maître à avoir innové, donnant ainsi un élément de notoriété à son école, est Dongshan Liangjie (807-869), connu pour sa doctrine des « Cinq positions du prince et du ministre » (Wuwei junchen tu) qui distingue entre l’Absolu ou le correct (zheng) et les phénomènes ou ce qui est incliné (pian). Ces cinq positions sont : 1) les phénomènes dans l’Absolu ou l’état des êtres ordinaires ; 2) l’Absolu dans les phénomènes, c’est-à-dire la prise de conscience de la nature de bouddha en soi ; 3) la venue depuis le Principe du fait que le monde extérieur n’est que production de l’esprit et que, par conséquent, l’individu n’est pas indépendant du monde extérieur qu’il perçoit ; 4) la plongée dans les deux ensemble, c’est-à-dire la saisie simultanée des apparences et de la vacuité ; 5) l’arrivée ensemble, c’est-à-dire la saisie simultanée, dégagée de l’emprise du moi. Plusieurs dialogues de La Passe sans porte pointent l’une de ces cinq positions.

Un peu plus tard, le maître Linji qui, comme Dongshan, donna naissance à une école du Chan, préfère exposer ce rapport nouménal/phénoménal par les quatre rapports entre l’hôte (le sujet ou la nature de bouddha) et le visiteur (l’objet ou l’être humain). Lors d’une consultation du soir, le maître donna l’instruction collective suivante :

a) parfois supprimer l’homme sans supprimer l’objet ;

b) parfois supprimer l’objet sans supprimer l’homme ;

c) parfois supprimer à la fois l’homme et l’objet ;

d) parfois ne supprimer ni l’homme ni l’objet.

La Voie ne consiste pas à éliminer une chose ou à y renoncer, mais à en réaliser le caractère éphémère, illusoire et à sortir de la dualité pour comprendre que c’est dans l’expérience de chaque instant que se trouve l’aspect absolu, la nature de bouddha, l’éveil. C’est l’erreur du renard, auditeur des sermons de Baizhang (cas 2), qui prétend que l’éveillé n’est plus soumis aux causes et effets, et tombe pour cela dans sa mauvaise destinée d’animal, alors que Baizhang lui apporte la réponse suivante : « l’éveillé n’est pas obscurci par les causes et les effets ». Autrement dit, l’état éveillé correspond à la cinquième position de Dongshan, avec une saisie simultanée du monde conditionné et de l’Absolu, saisie détachée de l’emprise du moi. Ainsi, un saint ne cherche pas à éliminer son karma ou à lui échapper, mais le considère pour ce qu’il est, c’est-à-dire illusoire, du point de vue de l’Absolu et de la non-dualité. C’est aussi l’enseignement donné par l’histoire d’An Shigao, célèbre bouddhiste et traducteur du IIe siècle : celui-ci dit un jour à un de ses disciples qu’il se rendait à Canton où il subirait les conséquences de son karma antérieur ; en effet, il y fut tué par le coup de poing d’un homme à qui il avait nui dans sa vie passée. Il savait ce qui l’attendait, mais il n’a pas cherché à s’y soustraire16.

L’éveil ne s’obtient pas, c’est ce qu’affirment les écrits sur la vertu de sapience et à leur suite, les maîtres Chan. Comme il y a identité entre la vacuité et les expériences sensorielles, c’est dans la vie quotidienne que l’on atteste l’éveil, comme le rappellent Mazu et ses disciples : « l’esprit ordinaire, c’est la Voie », adage qui est commenté dans le cas 14. Wumen Huikai, écrit : « Lorsque les moines de notre école chevauchent les sons et dominent les apparences, ils voient chaque chose clairement, tout est merveilleux dans toute activité. » Aussi, Linji affirme-t-il que « les cinq agrégats17, avec leurs ingrédients corrompus, sont doués d’un pouvoir miraculeux : celui de marcher sur la terre18 ». Dans le même ordre d’idées, plusieurs maîtres Chan insistent sur les deux aspects complémentaires de l’esprit : son essence (en chinois ti), autrement dit l’Absolu, et son activité, c’est-à-dire l’usage et la réalisation dans la vie quotidienne (yong). C’est ce que dit Yangshan Huiji (807-883) au moment de son éveil : « Sous Danyuan, j’ai obtenu l’essence, et sous Mont-Gui, j’ai obtenu l’activité. »

 

IMPORTANCE DU MAÎTRE

Le rapport du maître à disciple est particulier dans le Chan. D’une part le maître est indispensable ; il joue un rôle important de père spirituel qui transmet son bien spirituel, de même que les biens d’une famille se transmettaient dans la société chinoise de père en fils. Sans le maître, il n’y a pas de légitimation ni d’authentification de l’expérience de l’éveil chez le disciple. Trois cas de La Passe sans porte (6, 23, 41) évoquent cette transmission de maître à disciple. Mais c’est précisément quand le disciple est capable de faire abstraction du rapport maître-disciple et de résoudre cette dualité que l’expérience intérieure peut advenir et être authentifiée. Dans le cas 40, le disciple n’hésite pas à faire fi du rapport hiérarchisé et à donner un coup de pied dans la cruche posée par le maître. Comme il est dit dans le Chan, il y a « transmission d’esprit à esprit » (yixin chuanxin), dans une coïncidence parfaite, qui implique au fond que le disciple soit supérieur au maître et que toute hiérarchie soit abolie. Quand Baizhang Huaihai transmet à Huangbo, il lui dit : « Quand la vue du disciple est identique à celle du maître, le pouvoir du maître est diminué de moitié. Quand sa vue surpasse celle du maître, il est digne de recevoir la transmission19. » Dongshan Liangjie (807-869) insistait sur le fait que le maître et le disciple œuvrent en même temps, ce qui est illustré par plusieurs koans de ce recueil. Il appelait cela « taper et chanter de concert ». La paternité de ce type de transmission revient traditionnellement à Bodhidharma. On trouve cette expression dans le Sûtra de l’estrade, où il est dit : « Le triple monde surgit et retourne à cet esprit unique. De bouddha à bouddha, l’esprit est transmis par l’esprit20. »

Le maître reste cependant un guide, chargé de conduire ses disciples à l’éveil. Il est caractérisé à la fois par son « cœur de bonne vieille grand-mère », image qui suggère la compassion et la bonté du maître traitant ses disciples comme des fils, et par une dureté souvent caricaturée. Il pousse le disciple à aller au-delà de ses limites, il l’accule de sorte que celui-ci ne peut plus ni avancer ni reculer et doit tout lâcher, y compris au péril de sa vie, pour sortir de la dualité. L’exemple classique le plus connu est ce koan : « Au bout de la perche, faire un pas de plus. »

 

LE KOAN (EN CHINOIS GONG’AN)

Koan est la prononciation japonaise du terme chinois gong’an qui signifie « cas public ». Bien que nous ayons opté dans notre traduction pour la prononciation originelle des noms des maîtres et des termes en chinois, nous avons gardé exceptionnellement koan et non gong’an, comme nous aurions dû le faire, en raison de la large diffusion du terme japonais en Occident.

Un koan consiste soit en questions des Anciens à des disciples qui doivent répondre, soit en questions de disciples au maître, individuellement ou lors des prêches, soit en formules du maître ou encore en anecdotes. Ces questions sont comparables au cas présenté à une cour de justice. La résolution des cas juridiques atteste que le souverain peut apporter de l’ordre dans le royaume ; dans le contexte du bouddhisme, elle atteste que le disciple a bien compris et réalisé l’éveil.

Par la suite, ces koans furent pris pour modèle et support de la quête et du cheminement vers l’éveil. Par exemple, un moine demande au maître Zhaozhou quel est le sens de la venue d’Inde de Bodhidharma et le maître répond : « le cyprès dans la cour ». Dans une autre circonstance, quelqu’un demande à Zhaozhou si un chien a la nature de bouddha et le maître répond « wu » (non). Le dialogue est une repartie spontanée et intuitive entre un maître éveillé et un disciple qui aspire à l’éveil. Il constitue un type d’enseignement, recueilli dans les entretiens des maîtres Chan. Des dialogues commencèrent à être mis par écrit dans l’école de Hongzhou, c’est-à-dire celle du patriarche Ma (Mazu), et fournirent la matière de la plupart des koans. Parfois, ils révèlent une confrontation entre le Chan iconoclaste et d’autres points de vue ou méthodes issus du contexte socioreligieux. Ils cherchent à établir la supériorité de cette école sur les cultes locaux fondés sur la magie et le folklore21. Le maître démontre ses superpouvoirs dérivés de la discipline méditative et non de l’étrange et du magique ; on en a des exemples dans les cas 2, 11 et 31 de ce recueil. Ce qui importe avant tout, c’est l’interaction entre le maître charismatique et le disciple.

L’essentiel dans un dialogue n’est pas tant le contenu – encore que celui-ci ait son importance et soit édifiant – que le contexte, la situation dans laquelle il intervient. D’une part, le maître tient compte de la personnalité du disciple : quelqu’un de réservé sera poussé à l’exubérance, un érudit devra se détacher de ses livres, un bohème, respecter les règles, etc. D’autre part, le type de question posé par le disciple indique dans quel état d’esprit il se trouve ; le maître va l’aider par sa réponse à entrer dans la non-dualité ou à sortir de l’impasse où il est.

On considère généralement que l’emploi du koan commence avec Nanyang Huiyu (vers 930), descendant à la troisième génération de Linji. C’est Dahui Zonggao (1089-1163) de la lignée de Linji qui systématisa cette pratique sous les Song. Dans le développement de l’usage des koans, Yunmen Wenyan (864-949) et Fenyang Shaozhao ont joué un rôle important. Le premier recueil important de koans est les Annales de la falaise verte, dont le titre fait référence au lieu où les cent koans qui le composent furent rédigés par Xuetou Xiqian (980-1052) de la quatrième génération de l’école de Yunmen.

Les koans, ou cas publics, furent conseillés au disciple comme support d’investigation, sur lequel il devait se concentrer nuit et jour, en chaque circonstance, jusqu’à ce qu’il le résolve par son éveil et non par une réponse intellectuelle. De même que l’exercice du dhyâna est constant, celui du koan l’est aussi. Une des meilleures définitions de l’usage du koan est donnée dans le Traité sur l’inépuisable lampe du Zen de Tōrei (1721-1792) : « Dans la parole ou le silence, dans le mouvement ou l’immobilité, que ce soit en marchant, debout, assis ou couché, [que] chaque pensée succède à la précédente. Ne laissez surtout pas [le koan] vous échapper. De plus, même s’il vous échappait, ne perdez pas votre énergie. C’est comme lorsque quelqu’un apprend à tirer [à l’arc]. C’est uniquement après une longue période [de pratique] qu’il arrive enfin à atteindre [sa cible]. Ayez surtout la détermination [de vous livrer] à une longue [pratique] et, plein de modestie, n’abandonnez pas. Si vous abandonniez cet enseignement, quelle sorte de moyens pourriez-vous utiliser pour parvenir à la délivrance ? Et pourtant si vous ne parvenez pas à la délivrance, vous ne pourrez pas éviter [de transmigrer dans] les vies et les morts22. »

L’un des ressorts du koan est le doute. Lorsque le disciple fait corps avec le koan, un grand doute surgit, puis une rupture se produit, tous les doutes sont résolus d’un seul coup, dans un grand lâcher-prise qui permet de laisser l’éveil envahir tout l’être. Il s’agit d’une forme de quête dans laquelle le disciple ne peut s’appuyer uniquement sur l’écriture, car il doit douter de tout, aussi bien du maître que des écritures, pour, in fine, résoudre tous les doutes, et parvenir à l’apaisement total : le nirvâṇa. Tōrei explique très bien la fonction du doute, notamment dans l’exercice de la concentration sur un koan :

« Tout en grandissant et en vous développant de la sorte, il faut que vous fassiez se solidifier votre masse de doutes. À ce moment précis, qui suis-je ? Qui est-ce qui voit ? Qui est-ce qui entend ? Qui est-ce qui marche ? Qui est-ce qui est assis ? À tous les instants et où que vous vous trouviez, attelez votre esprit à cette manière de voir. Contentez-vous de regarder ainsi, sans engendrer des pensées d’affirmation ou de négation, d’être ou ne pas être. Ne laissez pas surgir de conceptualisation et n’y rajoutez pas de ratiocinations. Lorsque le moment doit survenir, cela se manifestera de soi-même. Nul besoin d’emprunter votre sagesse ou votre conceptualisation. Pourtant il suffit qu’un concept surgisse pour obscurcir la nature originelle et pour que vous ne parveniez plus à la retrouver durant une éternité passée dans la souffrance23. »

 

Méthodes d’enseignement spécifiques au Chan

UN ENSEIGNEMENT À PART DE LA DOCTRINE

La légende, qui fait du Chan une école s’appuyant non pas sur l’exégèse des écrits mais sur un enseignement direct d’esprit à esprit, une transmission à part de la doctrine (jiaowai biechuan), appuie ce trait par l’histoire souvent reprise dans les dits des maîtres Chan du sourire de Mahākāśyapa24, et commentée au cas 6 qui représente la phase finale de cette légende. Cette histoire est rapportée pour la première fois dans un écrit de 1036 :

« Un jour, le Vénéré du monde se trouvait sur le pic des Vautours près de Rajagriha, avec la foule assemblée. Il se taisait, absorbé dans une profonde méditation. Le Bouddha, silencieux, émanait des rayons de lumière. Il prit une fleur et, souriant, la pinça entre ses doigts. Le vénérable Kāśyapa sourit. Alors, le Bouddha déclara : “Je possède le trésor de l’œil de la vraie Loi, l’ineffable et subtile vue du nirvâṇa, qui ouvre la porte de la vision du sans-forme, ne dépend ni des écrits ni des mots et se transmet en dehors de l’enseignement. Ce trésor, je le transmets à Kāśyapa.” De ce jour, il fut appelé Mahākāśyapa et devint après la mort du Bouddha le chef de la communauté25. »

Cette histoire justifie l’adage caractérisant le Chan de « transmission à part de la doctrine » qui remonterait au bouddha Śākyamuni lui-même. Ce slogan, qui n’apparaît pas dans les textes avant les Song, a d’ailleurs fait l’objet de controverses à cette époque entre les divers maîtres ; il a été perçu comme une attaque contre la scolastique alors très développée dans les autres écoles du bouddhisme. La phrase est attestée avec certitude dans le Recueil de la salle des patriarches, le plus ancien texte sur l’histoire du Chan et de ses lignées, compilé en 952 par des descendants du maître Xuefeng Yicun (822-908) au temple Zhaoqing à Quanzhou. Elle se trouve aussi dans une inscription tombale de Linji Yixuan. Cela suggère le développement d’une forte identité du Chan dans le lignage de Linji26. Cette histoire de Mahākāśyapa fait partie des moyens inventés par les moines chinois Chan pour se créer une identité indépendante dans le contexte du bouddhisme chinois, plus particulièrement sous les Song. Les recueils de koans sont un chaînon important dans cet effort de création identitaire.

 

UNE TRANSMISSION AU-DELÀ DU LANGAGE

L’enseignement autre que doctrinal pose implicitement le problème du langage et du raisonnement comme outils imparfaits pour ce type de transmission. Pour insister sur cet aspect, des adages sont apparus, tels que « ne pas s’appuyer sur les écritures » ou « montrer directement l’esprit de l’homme », caractéristiques de cette école. Ils vont dans le sens de ce que les Chinois connaissaient déjà par le taoïsme ; en effet, le premier chapitre du Livre de la Voie et de sa Vertu attribué à Laozi rappelle le caractère ineffable du Dao, de la Voie : « La Voie qui peut être énoncée n’est pas la Voie constante. » De même, Zhuangzi, un philosophe chinois du IVe siècle avant notre ère, rappelle dans le chapitre 2 de son œuvre les limites du langage et propose ce qu’il appelle la « parole-godet », un moyen d’amener progressivement l’interlocuteur à comprendre l’expérience que le locuteur veut transmettre en le portant progressivement vers cette expérience, au-delà du langage. Ce caractère ineffable de l’expérience profonde est aussi affirmé dans le bouddhisme, notamment dans un sûtra qui eut beaucoup de succès en Chine : le Sûtra de Vimalakîrti. Ainsi le Chan tire à la fois du taoïsme et du bouddhisme son attitude à l’égard du langage et du silence. Bien que l’importance du silence soit déjà mentionnée dans les écrits du Grand Véhicule, elle devient une caractéristique fondamentale du Chan. Plusieurs koans de ce recueil tournent autour de ce thème, tel le cas 24, dans lequel le maître déclare : « Parler ou se taire, c’est s’embourber dans le détachement ou dans la subtilité. Comment communiquer sans ces travers ? »

Comme la réalité absolue est ineffable et que le langage est un outil insuffisant pour cette connaissance qui ne peut être révélée par le discours, toute activité quotidienne, au-delà de la dualité, révèle cette réalité. Les maîtres Chan, plus particulièrement à partir de Linji (Rinzai), ont ainsi développé des méthodes d’enseignement applicables dans toute situation de la vie quotidienne et des modes de communication autres que le langage, comme les gestes, les cris, le paradoxe, ou la production de situations particulières pour susciter l’éveil. Par exemple, à la question d’un disciple, tel maître va lever son chasse-mouche, tel autre va lever son index, ou tel autre aura recours aux coups de bâton.

L’enseignement dans le quotidien, à travers l’action, était familier en Chine, puisque c’est ainsi que l’on enseignait dans les maisons des maîtres à penser, et cela constitue probablement l’une des raisons pour lesquelles la méthode du « cas public » (koan), développée dans le Chan en plus de l’exercice de « l’assise en dhyâna », a eu du succès.

 

LES CRIS ET LES COUPS

Les koans reprennent souvent ces comportements, absurdes pour l’observateur extérieur qui n’en comprend pas la finalité, que ce soient la provocation, l’iconoclasme, des gestes inattendus, des cris ou des coups. Linji a déclaré : « De ces adeptes qui de toutes parts viennent à moi pour apprendre la Voie, il n’en est aucun qui ne dépende des choses. Mais moi, par ici, dès l’abord je les bats. S’ils s’expriment par la bouche, je les bats à la bouche, s’ils s’expriment par les yeux, je les bats aux yeux. Il n’y en a pas encore un seul qui ait fait preuve d’indépendance27. » Il n’est pas étonnant que Linji aime manier le bâton, car lui-même en a goûté, quand il était disciple de Huangbo. Il était très érudit et avait étudié le Canon bouddhique dans divers grands monastères. Un jour qu’il se rendait près de Huangbo, il demanda à ce maître : « Quelle est l’idée de la venue de l’ouest de Bodhidharma ? » Huangbo le battit. Linji posa trois fois sa question, et trois fois il fut battu. Il prit alors congé et Huangbo lui conseilla d’aller voir l’abbé Grand-Imbécile (Dayu). Celui-ci lui demanda : « D’où viens-tu ? » « De chez Huangbo. » « Quelle instruction t’a donnée Huangbo ? » Linji rapporta qu’aux trois questions il avait reçu des coups de bâton et ajouta : « Je ne comprends pas quelle faute j’ai commise. » Grand-Imbécile dit alors : « Ce vieux Huangbo, il a vraiment un bon cœur de vieille grand-mère, il a pris tant soin de toi, tu es trop bête ! Et tu me demandes encore où est ta faute ? » À ces mots, Linji connut l’éveil.

Le cri était aussi une spécialité de Linji. Plusieurs passages de ses entretiens mentionnent son célèbre « khât ». Alors qu’un moine avait demandé quelle était la grande idée du bouddhisme, le maître fit « khât ». Le moine s’inclina. Le maître dit : « Dis-moi, était-ce là un bon khât ? » Le moine dit : « Le bandit de brousse a subi grande défaite. » Le maître dit : « Où était donc sa faute ? » Le moine dit : « Il serait intolérable qu’il la commît à nouveau. » Le maître alors fit khât28.

« Ce jour-là, les doyens des deux salles, s’étant rencontrés, poussèrent un khât en même temps. Un moine demanda au maître : “Y a-t-il encore entre eux la différence entre hôte et visiteur ?” Le maître dit : “L’hôte et le visiteur restent parfaitement distincts.” Et il dit : “Grande assemblée, si vous voulez comprendre la formule de Lin-tsi sur l’hôte et le visiteur, informez-vous auprès des deux doyens de salle.” Et il descendit de chaire29. »

Quelques anecdotes, assez rares sur l’ensemble des dialogues, ont frappé l’esprit par leur violence. Leur véracité a pu être mise en doute. Ce sont essentiellement des gestes exagérés pour faire sortir le disciple de l’impasse intellectuelle, comme de couper le doigt de l’apprenti qui imite au lieu d’agir spontanément (cas 3), donner des coups de bâton, pousser des cris comme les maîtres Deshan et Linji, ou tordre le nez d’un disciple comme l’aurait fait Baizhang, afin que la douleur provoquée par cet acte sorte le disciple de son raisonnement et crée une brèche, laissant surgir la nature éveillée. Ces moyens interviennent quand il s’agit de lever le dernier obstacle à la libération totale et d’enlever tout point d’appui.

 

LA SUPPRESSION DU POINT D’APPUI

Les maîtres du Chan s’efforcent en effet d’enlever au disciple tout point d’appui, y compris ceux qui sont familiers aux bouddhistes tels que rituels, prières, adoration du Bouddha. Ils font preuve parfois d’iconoclasme. Ainsi du grand maître Linji, qui va jusqu’à dire : « Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le », ou de Yunmen qui, au cas 21 de ce recueil, répond à la question « Qu’est-ce que le Bouddha ? » : un « bâton à sécher le bran ». Tout attachement à une forme quelle qu’elle soit est encore une erreur, ou, selon la formule du Sûtra du diamant, « l’esprit ne doit se fixer nulle part ».

L’enseignement de Linji, qui se développa après la grande proscription du bouddhisme et gomma les aspects religieux du bouddhisme, a beaucoup insisté sur cet aspect : « Je vous le dis : il n’y a pas de Bouddha, il n’y a pas de Loi ; pas de pratiques à cultiver, pas de fruits à éprouver. Que voulez-vous donc tant chercher auprès d’autrui ? Qu’est-ce qui vous manque ? C’est vous, adeptes, qui êtes là devant mes yeux, c’est vous-mêmes qui ne différez en rien du Bouddha-patriarche ! Mais vous n’avez pas confiance, et vous cherchez au-dehors. Ne vous y trompez pas : il n’y a pas de Loi au-dehors ; il n’y en a pas non plus qui puisse être obtenue au-dedans de vous-même. Plutôt que de vous attacher à mes paroles, mieux vaut vous mettre au repos et rester sans affaires. Ce qui s’est produit, ne le laissez pas continuer ; et ce qui ne s’est pas encore produit, ne le laissez pas advenir. Cela vaudra mieux pour vous que dix années de pérégrinations30. »

Sous une autre formulation, Dongshan Liangjie pointe la même chose. Il enseignait trois chemins : le chemin des oiseaux, le chemin secret et le chemin de la main ouverte (pour sauver les autres). Un disciple lui demanda un jour en quoi consistait le chemin des oiseaux, et le maître répondit : « On ne doit rencontrer absolument rien. » Le disciple demanda alors : « Comment peut-on suivre un tel chemin ? » Dongshan lui répondit : « On doit le cheminer sans sandales aux pieds31. »

 

L’ÉTERNITÉ EST DANS L’INSTANT PRÉSENT

Sans aucun point d’appui, l’esprit reste dans l’instant présent, c’est là qu’il déploie sa souveraine liberté. Quand on parle de subitisme, c’est aussi pour suggérer que, ici et maintenant, sur-le-champ, tout est parfait, l’homme est libéré de ses souffrances infinies. C’est néanmoins progressivement, dans l’exercice du dhyâna ou du koan, que l’apprenti s’exerce à être vrai sur-le-champ, dans l’instant, prenant conscience de cet intervalle où il perçoit la nature profonde de l’esprit, jusqu’à ce que celui-ci s’étende et dure, pour arriver à cette explosion totale. Le maître apprend ainsi à son disciple à laisser œuvrer la paix primordiale, en le ramenant à l’instant. Par exemple, dans le cas 7 de ce recueil, alors que le disciple est entièrement pris par sa quête, le maître Zhaozhou le ramène à la situation présente et lui dit d’aller laver son bol. Ou encore dans le cas 37, à une question sur le sens de la venue de Bodhidharma, Zhaozhou répond : « Le cyprès dans la cour. »

Le grand maître Fayan avait l’habitude de dire : « La réalité est juste devant vous et maintenant. Vous êtes capables de la transformer en un monde de noms et de formes. Mais comment allez-vous la retraduire dans l’original ? » Quand un moine l’interrogea sur les anciens bouddhas, il répondit : « Même maintenant, il n’y a pas de barrières. » Un autre moine demanda un jour à Fayan : « Qu’est-ce que l’éternité ? » « C’est ce moment présent », répondit le maître.

La suppression de tout point d’appui, la résolution de tous les doutes, la vie éternelle dans l’instant présent sont autant de façons de résoudre ce que les maîtres bouddhistes appellent « la grande affaire », c’est-à-dire le problème de la mort et du sens que l’on veut donner à sa vie. Où va-t-on après la mort ? Y a-t-il une vie après la mort ? Autant de questions qui tombent dès lors que l’on a trouvé où l’on est ici et maintenant. Il n’est plus rien à redouter : c’est la félicité de cette expérience indicible, que l’on ne peut vivre que par soi-même et que les maîtres Chan se sont ingéniés à transmettre par leurs méthodes insolites.

 

1. Sur cet auteur, voir Xu chuandeng lu, T. 51, juan 35, p. 708b-c ; Zengji xu chuandeng lu, juan 35, par Nanshi Wenxiu des Ming, Xuzang jing II B 25/3, Wumen Huikai chanshi yulu.

2. Cf. Wudeng huiyuan xulue, juan 2, p. 479c.

3. En chinois, le complément de nom ou déterminant de nom se place avant celui-ci.

4. Selon les recherches d’Ishii Shûdô, le Zongmen tongyao ji, écrit en 1100 par Zongyong, serait une source pour la plupart des koans du recueil de Wumen. Une édition de 1133 est conservée au Toyo Bunko au Japon. Shiina Kôyû a trouvé une édition de 1093 à la bibliothèque Eizan bunko. Cf. Ishii Shûdô, « Kung-an Ch’an and the Tsung-men t’ung-yao chi », in Steven Heine et Dale S. Wright (dir.), The Kōan. Texts and Contexts in Zen Buddhism, 2000, p. 110-136. En 1093, le laïc Maoshan, aussi connu sous le nom de Yaozi, écrivit une préface au Tongmen tongyao ji (elle se trouve dans la bibliothèque Eizan et le National Diet Library). Ce texte a eu une grande influence sur le bouddhisme des Song.

5. T. 2005, vol. 48, p. 259-299.

6. Cf. Bernard Faure, Le Bouddhisme Chan en mal d’histoire, genèse d’une tradition religieuse dans la Chine des Tang, Paris, École française d’Extrême-Orient, 1989.

7. Mark Halperin, Out of the Cloister. Literati Perspectives on Buddhism in Sung China, 960-1279, 2006, p. 62.

8. Sûtra de l’estrade, attribué à Huineng ; cf. Liuzu dashi fabao tanjing, T. 2008, vol. 48, p. 350a-b.

9. Traduction d’un passage du Traité du véhicule suprême (Zui shangsheng lun) du 5e patriarche Hongren ; T. 2011, vol. 48, p. 377a.

10. Tiré du « Mémoire sur les maîtres et disciples de [l’école] du Lankā [vatāra sūtra] », traduit par Bernard Faure, in Le Bouddhisme Ch’an en mal d’histoire, 1989, p. 128-129.

11. Ce commentaire reprend en fait une phrase de Sengliang. Daban niepan jing jijie, T. 1763, vol. 37, juan 33, p. 490c. Voir Isshû Miura et Ruth Fuller Sasaki, Zen Dust : The Zen Kōan : Its History and Use in Rinzai (Lin-chi) Zen, 1965, p. 228-230 ; rapporté dans Welter, p. 81 et note 20, p. 102.

12. Liuzu dashi fabao tanjing, T. 2008, vol. 48, p. 349b.

13. Junzhou Dongshan Wuben chanshi yulu, T. 1986A, vol. 47, p. 507b.

14. Paul Demiéville, Entretiens de Lin-tsi, 1972, p. 117.

15. Ibid., p. 70.

16. Cf. la biographie d’An Shigao dans Gaoseng zhuan, T. 2059, vol. 50, p. 323c.

17. Selon le bouddhisme, cinq agrégats forment l’ego : ceux de la forme, de la sensation, de la perception, des formations et de la conscience. Il n’y a rien d’autre que ces agrégats qui apparaissent et disparaissent.

18. Paul Demiéville, Entretiens de Lin-tsi, 1972, p. 107.

19. Jingde chuandeng lu, T. 2076, vol. 51, p. 249c.

20. Liuzu dashi fabao tanjing, T. 2008, vol. 48, p. 373b.

21. Cf. Steven Heine et Dale S. Wright (éd.), The Kōan : Texts and Contexts in Zen Buddhism, 2000, p. 140-141.

22. Michel Mohr, Traité sur l’inépuisable lampe du Zen, 1997, p. 154.

23. Ibid., p. 153.

24. Sur cette histoire et son importance dans le Chan et pour les koans, voir Albert Welter, « Mahākāśyapa’s Smile. Silent Transmission and the Kung-an (Kôan) Tradition », in Steven Heine et Dale S. Wright (éd.), op. cit., p. 75-109.

25. Rapporté dans le Tiansheng guangdeng lu, juan 8, p. 306c.

26. Cf. Albert Welter, op. cit., 2000, p. 82.

27. Paul Demiéville, Entretiens de Lin-tsi, op. cit., p. 118.

28. Ibid., p. 35.

29. Ibid.

30. Ibid., p. 119.

31. Junzhou Dongshan Wuben chanshi yulu, T. 1986A, vol. 47, p. 511a.

 

2015
Le Sûtra du cœur – Nan Huaijin; traduit du chinois par Catherine Despeux – Paris, éd. Les Deux Océans, 160. p.

Le "Sūtra du cœur"
traduction de Catherine Despeux

Alors que l'être d'éveil Qui-contemple-les-choses-telles-quelles (chinois Guan Zizai, sanskrit Avalokiteśvara) s'adonnait à la profonde pratique de la perfection de sapience, il contempla et vit à la lumière de la sapience que les cinq agrégats sont vides. Il s'affranchit ainsi de toutes les souffrances.
Śāriputra, la forme est vacuité, la vacuité est forme : la vacuité n'est autre que la forme, et la forme n'est autre que la vacuité. Il en est de même pour la sensation, la pensée, la volition et la faculté de connaissance.

« Śāriputra, toutes choses ont pour attribut essentiel la vacuité : elles ne sont ni produites, ni détruites, ni souillées ni purifiées, n'augmentent ni ne diminuent. En conséquence, Sāriputra, dans la vacuité il n'y a pas de forme, pas de sensation, pas de représentation, pas de volition ni de faculté de connaissance ; il n'y a pas d'œil, d'oreille, de nez, de langue, de corps, ni de mental ; il n'y a pas de forme, de son, d'odeur, de saveur, de tangible ni d'objet mental ; il n'y a pas de sphère visuelle, et ainsi de suite jusqu'à : il n'y a pas de sphère de la faculté de connaissance.
Il n'y a pas d'ignorance ni de fin à l'ignorance, et ainsi de suite jusqu'à : il n'y a pas de vieillissement et de mort ni de fin du vieillissement et de la mort ; Il n'y a ni souffrance, ni origine de la souffrance, ni fin à la souffrance ni voie menant à l'extinction de la souffrance ; il n'y a ni sapience, ni obtention, ni objet d'obtention. Comme il n'est rien à obtenir, l'être d'éveil, prenant appui sur la perfection de sapience, a l'esprit sans obstruction ; étant sans obstruction, il est libre de toute peur, et se dégage de toutes les distorsions de l'esprit et des pensées illusoires pour accomplir de manière ultime la grande extinction.
Les Eveillés des trois temps ayant pris pour support la perfection de sapience ont obtenu l'éveil parfait, complet et insurpassable. On sait ainsi que la perfection de sapience est un mantra divin, une grande dhāranī , le mantra suprême et inégalable, qui peut chasser toutes les souffrances, qui est réel et non illusoire.
Voici la formule : " Gate gatepāragate pārasamgate bodhi svāhā ". »