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Jules Renard (1864-1910)
HISTOIRES
NATURELLES
Paris : E. Flammarion,
(1896), 159 p.
http://ia700602.us.archive.org/27/items/histoiresnaturel00rena/histoiresnaturel00rena.pdf
Table des matières1. LE CHASSEUR D'IMAGES
2. LA POULE
3. COQS
4. I
5. II
6. CANARDS
7. I
8. II
9. DINDES
10. I
11. II
12. LA PINTADE
13. L'OIE
14. LES PIGEONS
15. LE PAON
16. LE CYGNE
17. LE CHIEN
18. LES CHIENS
19. DEDECHE EST MORT
20. LE CHAT
21. I
22. II
23. LA VACHE
24. LA MORT DE BRUNETTE
25. LE BOEUF
26. LE TAUREAU
27. I
28. II
29. III
30. LES MOUCHES D'EAU
31. LA JUMENT
32. LE CHEVAL
33. L'ANE
34. I
35. II
36. LE COCHON
37. LE COCHON ET LES PERLES
38. LES MOUTONS
39. LA CHEVRE
40. LE BOUC
41. LES LAPINS
42. LE LIEVRE
43. LE LÉZARD
44. LE SERPENT
45. I
46. II
47. LE VER
48. LES GRENOUILLES
49. LE CRAPAUD
50. LA SAUTERELLE
51. LE GRILLON
52. LE CAFARD
53. LE VER LUISANT
54. I
55. II
56. L'ARAIGNÉE
57. LE HANNETON
58. LES FOURMIS
59. I
60. II
61. L'ESCARGOT
62. I
63. II
64. LA CHENILLE
65. LA PUCE
66. LE PAPILLON
67. LA GUEPE
68. LA DEMOISELLE
69. L'ÉCUREUIL
70. I
71. II
72. LA SOURIS
73. SINGES
74. LE CERF
75. LE GOUJON
76. LE BROCHET
77. LA BALEINE
78. POISSONS
79. AU JARDIN
80. LES COQUELICOTS
81. LA VIGNE
82. CHAUVES-SOURIS
83. LA CAGE SANS OISEAUX
84. LE SERIN
85. LE PINSON
86. LE NID DE CHARDONNERETS
87. LE LORIOT
88. LE MOINEAU
89. LES HIRONDELLES
90. I
91. II
92. LA PIE
93. LE PERROQUET
94. L'ALOUETTE
95. I
96. II
97. LE MARTIN-PECHEUR
98. L'ÉPERVIER
99. LA BERGERONNETTE
100. LE CORBEAU
101. I
102. II
103. III
104. LES PERDRIX
105. LA BÉCASSE
106. I
107. II
108. NOUVELLE LUNE
109. UNE FAMILLE D'ARBRES
110. FERMETURE DE LA CHASSE
LE
CHASSEUR D'IMAGES
II
saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son coeur pur,
son corps
léger comme un vêtement d'été. Il n'emporte
point de provisions. Il boira l'air frais en route
et reniflera les odeurs
salubres.
Il laisse ses armes à la maison et se contente d'ouvrir les
yeux. Les yeux servent de filets
où les images s'emprisonnent d'elles-mêmes.
La
première qu'il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux
polis, et ses
ornières, veines crevées, entre deux haies riches
de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l'image de la rivière.
Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des
saules. Elle miroite quand
un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce
d'argent,
et, dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
Il
lève l'image des blés mobiles, des luzernes appétissantes
et des prairies ourlées de
ruisseaux. Il saisit au passage le vol d'une
alouette ou d'un chardonneret.
Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué
de sens si délicats. Vite imprégné de
parfums, il ne perd
aucune sourde rumeur, et, pour qu'il communique avec les arbres, ses
nerfs
se lient aux nervures des feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu'au malaise,
il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit
de loin
les paysans mouleurs regagnant le village.
Dehors, il fixe un moment, au point
que son oeil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur
l'horizon
ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.
Enfin,
rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement,
avant de s'endormir,
il se plaît à compter ses images.
Dociles,
elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d'elles en éveille
une autre, et sans
cesse leur troupe phosphorescente s'accroît de nouvelles
venues, comme des perdrix
poursuivies et divisées tout le jour chantent
le soir, à l'abri du danger, et se rappellent aux
creux des sillons.
LA
POULE
Pattes
jointes, elle saute du poulailler, dès qu'on lui ouvre la porte.
C'est
une poule commune, modestement parée et qui ne pond jamais d'oeufs d'or.
Éblouie
de lumière, elle fait quelques pas, indécise, dans la cour.
Elle
voit d'abord le tas de cendres où, chaque matin, elle a coutume de s'ébattre.
Elle
s'y roule, s'y trempe, et, d'une vive agitation d'ailes, les plumes gonflées,
elle secoue
ses puces de la nuit.
Puis elle va boire au plat creux que la
dernière averse a rempli. .
Elle ne boit que de l'eau.
Elle boit
par petits coups et dresse le col, en équilibre sur le bord du plat.
Ensuite
elle cherche sa nourriture éparse.
Les fines herbes sont à elle,
et les insectes et les graines perdues.
Elle pique, elle pique, infatigable.
De
temps en temps, elle s'arrête.
Droite sous son bonnet phrygien, l'oeil
vif, le jabot avantageux, elle écoute de l'une et de
l'autre oreille.
Et,
sûre qu'il n'y a rien de neuf, elle se remet en quête.
Elle lève
haut ses pattes raides, comme ceux qui ont la goutte. Elle écarte les doigts
et les
pose avec précaution, sans bruit.
On dirait qu'elle marche
pieds nus.
COQS
I
Il
n'a jamais chanté. Il n'a pas couché une nuit dans un poulailler,
connu une seule poule.
Il est en bois, avec une patte en fer au milieu du ventre,
et il vit, depuis des années et des
années, sur une vieille église
comme on n'ose plus en bâtir. Elle ressemble à une grange
et le
faîte de ses tuiles s'aligne aussi droit que le dos d'un boeuf.
Or, voici
que des maçons paraissent à l'autre bout de l'église.
Le
coq de bois les regarde, quand un brusque coup de vent le force à tourner
le dos.
Et, chaque fois qu'il se retourne, de nouvelles pierres lui bouchent
un peu plus de son
horizon.
Bientôt, d'une saccade, levant la tête,
il aperçoit, à la pointe du clocher qu'on vient de finir,
un
jeune coq qui n'était pas là ce matin. Cet étranger porte
haut sa queue, ouvre le bec
comme ceux qui chantent, et l'aile sur la hanche,
tout battant neuf, il éclate en plein soleil.
D'abord les deux coqs
luttent de mobilité. Mais le vieux coq de bois s'épuise vite et
se
rend. Sous son unique pied, la poutre menace ruine. Il penche, raidi, près
de tomber. Il
grince et s'arrête.
Et voilà les charpentiers.
Ils
abattent ce coin vermoulu de l'église, descendent le coq et le promènent
par le village.
Chacun peut le toucher, moyennant cadeau.
Ceux-ci donnent
un oeuf, ceux-là un sou, et Mme Loriot une pièce d'argent.
Les
charpentiers boivent de bons coups, et, après s'être disputé
le coq, ils décident de le
brûler.
Lui ayant fait un nid de
paille et de fagot, ils mettent le feu.
Le coq de bois pétille clair
et sa flamme monte au ciel qu'il a bien gagné.
II
Chaque
matin, au saut du perchoir, le coq regarde si l'autre est toujours là,
- et l'autre y
est toujours.
Le coq peut se vanter d'avoir battu tous ses
rivaux de la terre, - mais l'autre, c'est le rival
invincible, hors d'atteinte.
Le
coq jette cris sur cris : il appelle, il provoque, il menace, - mais l'autre ne
répond qu'à
ses heures, et d'abord il ne répond pas.
Le
coq fait le beau, gonfle ses plumes, qui ne sont pas mal, celles-ci bleues, et
celles-là
argentées, - mais l'autre, en plein azur, est éblouissant
d'or.
Le coq rassemble ses poules, et marche à leur tête.
Voyez
: elles sont à lui ; toutes l'aiment et toutes le craignent, - mais l'autre
est adoré des
hirondelles.
Le coq se prodigue. Il pose, ça
et là, ses virgules d'amour, et triomphe, d'un ton aigu, de
petits riens
; mais justement l'autre se marie et carillonne à toute volée ses
noces de
village.
Le coq jaloux monte sur ses ergots pour un combat suprême
; sa queue a l'air d'un pan de
manteau que relève une épée.
Il défie, le sang à la crête, tous les coqs du ciel, - mais
l'autre,
qui n'a pas peur de faire face aux vents d'orage, joue en ce moment avec la brise
et
tourne le dos.
Et le coq s'exaspère jusqu'à la fin du jour.
Ses
poules rentrent, une à une. Il reste seul, enroué, vanné,
dans la cour déjà sombre, -
mais l'autre éclate encore
aux derniers feux du soleil, et chante, de sa voix pure, le
pacifique angélus
du soir.
CANARDS
I
C'est
la cane qui va la première, boitant des deux pattes, barboter au trou qu'elle
connaît.
Le canard la suit. Les pointes de ses ailes croisées
sur le dos, il boite aussi des deux
pattes.
Et cane et canard marchent taciturnes
comme à un rendez-vous d'affaires.
La cane d'abord se laisse glisser
dans l'eau boueuse où flottent des plumes, des fientes,
une feuille
de vigne, et de la paille. Elle a presque disparu.
Elle attend. Elle est prête.
Et
le canard entre à son tour. Il noie ses riches couleurs. On ne voit que
sa tête verte et
l'accroche-coeur du derrière. Tous deux se trouvent
bien là. L'eau chauffe. Jamais on ne
la vide et elle ne se renouvelle
que les jours d'orage.
Le canard, de son bec aplati, mordille et serre la nuque
de la cane. Un instant il s'agite et
l'eau est si épaisse qu'elle en
frissonne à peine. Et vite calmée, plate, elle réfléchit,
en
noir, un coin de ciel pur.
La cane et le canard ne bougent plus. Le soleil
les cuit et les endort. On passerait près
d'eux sans les remarquer.
Ils ne se dénoncent que par les rares bulles d'air qui viennent
crever
sur l'eau croupie.
II
Devant
la porte fermée, ils dorment tous deux, joints et posés à
plat, comme la paire de
sabots d'une voisine chez un malade.
DINDES
I
Elle
se pavane au milieu de la cour, comme si elle vivait sous l'Ancien Régime.
Les
autres volailles ne font que manger toujours, n'importe quoi. Elle, entre ses
repas
réguliers, ne se préoccupe que d'avoir bel air. Toutes
ses plumes sont empesées et les
pointes de ses ailes raient le sol,
comme pour tracer la route qu'elle suit : c'est là qu'elle
s'avance
et non ailleurs.
Elle se rengorge tant qu'elle ne voit jamais ses pattes.
Elle
ne doute de personne, et, dès que je m'approche, elle s'imagine que je
veux lui
rendre mes hommages.
Déjà elle glougloute d'orgueil.
-
Noble dinde, lui dis-je, si vous étiez une oie, j'écrirais votre
éloge, comme le fit Buffon,
avec une de vos plumes. Mais vous n'êtes
qu'une dinde...
J'ai dû la vexer, car le sang monte à sa tête.
Des grappes de colère lui pendent au bec.
Elle a une crise de rouge.
Elle fait claquer d'un coup sec l'éventail de sa queue et cette
vieille
chipie me tourne le dos.
II
Sur
la route, voici encore le pensionnat des dindes.
Chaque jour, quelque temps
qu'il fasse, elles se promènent.
Elles ne craignent ni la pluie, personne
ne se retrousse mieux qu'une dinde, ni le soleil,
une dinde ne sort jamais
sans son ombrelle.
LA
PINTADE
C'est
la bossue de ma cour. Elle ne rêve que plaies à cause de sa bosse.
Les
poules ne lui disent rien : brusquement, elle se précipite et les harcèle.
Puis
elle baisse sa tête, penche le corps, et, de toute la vitesse de ses pattes
maigres,
elle court frapper, de son bec dur, juste au centre de la roue d'une
dinde.
Cette poseuse l'agaçait.
Ainsi, la tête bleuie, ses
barbillons à vif, cocardière, elle rage du matin au soir. Elle se
bat
sans motif, peut être parce qu'elle s'imagine toujours qu'on se moque
de sa taille, de son
crâne chauve et de sa queue basse.
Et elle ne
cesse de jeter un cri discordant qui perce l'air comme une pointe.
Parfois
elle quitte la cour et disparaît. Elle laisse aux volailles pacifiques un
moment de
répit. Mais elle revient plus turbulente et plus criarde.
Et, frénétique, elle se vautre par
terre.
Qu'a-t-elle donc
?
La sournoise fait une farce.
Elle est allée pondre son oeuf à
la campagne.
Je peux le chercher si ça m'amuse.
Elle se roule dans
la poussière, comme une bossue.
L'OIE
Tiennette
voudrait aller à Paris, comme les autres filles du village. Mais est-elle
seulement
capable de garder ses oies ?
A vrai dire, elle les suit plutôt
qu'elle ne les mène.
Elle tricote, machinale, derrière leur troupe,
et elle s'en rapporte à l'oie de Toulouse qui a
la raison d'une grande
personne.
L'oie de Toulouse connaît le chemin, les bonnes herbes, et
l'heure où il faut rentrer.
Si brave que le jars l'est moins, elle protège
ses soeurs contre le mauvais chien. Son col
vibre et serpente à ras
de terre, puis se redresse, et elle domine Tiennette effarée. Dès
que
tout va bien, elle triomphe et chante du nez qu'elle sait grâce à
qui l'ordre règne.
Elle ne doute pas qu'elle ferait mieux encore.
Et,
un soir, elle quitte le pays. Elle s'éloigne sur la route, bec au vent,
plumes collées. Des
femmes, qu'elle croise, n'osent l'arrêter.
Elle marche vite à faire peur.
Et pendant que Tiennette, restée
là-bas, finit de s'abêtir, et, toute pareille aux oies, ne
s'en
distingue plus, l'oie de Toulouse vient à Paris.
LES
PIGEONS
Qu'ils
fassent sur la maison un bruit de tambour voilé ; Qu'ils sortent de l'ombre,
culbutent,
éclatent au soleil et rentrent dans l'ombre ; Que leur col
fugitif vive et meure comme
l'opale au doigt ; Qu'ils s'endorment, le soir,
dans la forêt, si pressés que la plus haute
branche du chêne
menace de rompre sous cette charge de fruits peints ; Que ces deux-là
échangent
des saluts frénétiques et brusquement, l'un à l'autre, se
convulsent ; Que celuici
revienne d'exil, avec une lettre, et vole comme la
pensée de notre amie lointaine (Ah !
un gage !) ; Tous ces pigeons;
qui d'abord amusent, finissent par ennuyer.
Ils ne sauraient tenir en place
et les voyages ne les forment point.
Ils restent toute la vie un peu niais.
Ils s'obstinent à croire qu'on fait les enfants par le bec.
Et c'est
insupportable à la longue, cette manie héréditaire d'avoir
toujours dans la gorge
quelque chose qui ne passe pas.
LES
DEUX PIGEONS. - Viens, mon grrros... viens, mon grrros... viens, mon grrros...
LE
PAON
Il
va sûrement se marier aujourd'hui.
Ce devait être pour hier. En
habit de gala, il était prêt.
Il n'attendait que sa fiancée.
Elle n'est pas venue. Elle ne peut tarder.
Glorieux, il se promène avec
une allure de prince indien et porte sur lui les riches présents
d'usage.
L'amour
avive l'éclat de ses couleurs et son aigrette tremble comme une lyre.
La
fiancée n'arrive pas.
Il monte au haut du toit et regarde du côté
du soleil.
Il jette son cri diabolique :
Léon ! Léon !
C'est
ainsi qu'il appelle sa fiancée. Il ne voit rien venir et personne ne répond.
Les
volailles habituées ne lèvent même point la tête.
Elles sont lasses de l'admirer. Il
redescend dans la cour, si sûr d'être
beau qu'il est incapable de rancune.
Son mariage sera pour demain.
Et, ne
sachant que faire du reste de la journée, il se dirige vers le perron.
Il gravit les
marches, comme des marches de temple, d'un pas officiel.
Il
relève sa robe à queue toute lourde des yeux qui n'ont pu se détacher
d'elle.
Il répète encore une fois la cérémonie.
LE
CYGNE
Il
glisse sur le bassin, comme un traîneau blanc, de nuage en nuage. Car il
n'a faim que
des nuages floconneux qu'il voit naître, bouger, et se perdre
dans l'eau.
C'est l'un d'eux qu'il désire. Il le vise du bec, et il
plonge tout à coup son col vêtu de neige.
Puis, tel un bras de
femme sort d'une manche, il retire.
Il n'a rien.
Il regarde : les nuages
effarouchés ont disparu.
Il ne reste qu'un instant désabusé,
car les nuages tardent peu à revenir, et, là-bas, où
meurent
les ondulations de l'eau, en voici un qui se reforme.
Doucement, sur son léger
coussin de plumes, le cygne rame et s'approche...
Il s'épuise à
pêcher de vains reflets, et peut-être qu'il mourra, victime de cette
illusion,
avant d'attraper un seul morceau de nuage.
Mais qu'est-ce que
je dis ?
Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et
ramène un ver.
Il engraisse comme une oie.
LE
CHIEN
On
ne peut mettre Pointu dehors, par ce temps, et l'aigre sifflet du vent sous la
porte
l'oblige même à quitter le paillasson. Il cherche mieux
et glisse sa bonne tête entre nos
sièges. Mais nous nous penchons,
serrés, coude à coude, sur le feu, et je donne une
claque à
Pointu. Mon père le repousse du pied. Maman lui dit des injures. Ma soeur
lui
offre un verre vide.
Pointu éternue et va voir à la cuisine
si nous y sommes.
Puis il revient, force notre cercle, au risque d'être
étranglé par les genoux, et le voilà dans
un coin de la
cheminée.
Après avoir longtemps tourné sur place, il s'assied
près du chenet et ne bouge plus. Il
regarde ses maîtres d'un oeil
si doux qu'on le tolère. Seulement le chenet presque rouge
et les cendres
écartées lui brûlent le derrière.
Il reste tout
dé même.
On lui rouvre un passage.
- Allons, file ! es-tu bête
!
Mais il s'obstine. A l'heure où les dents des chiens perdus crissent
de froid, Pointu, au
chaud, poil roussi, fesses cuites, se retient de hurler
et rit jaune, avec des ]armes plein les
yeux.
LES
CHIENS
Les
deux chiens qui s'étaient pris, là-bas, de l'autre côté
du canal, et que nous ne
pouvions pas ne pas voir, Gloriette et moi, de notre
banc, nous donnaient le spectacle
d'un grotesque et douloureux collage dont
la rupture s'éternise, quand arriva près d'eux
Coursol. Il ramenait
ses moutons par le canal et portait sur l'épaule une bûche de bois
qu'il
avait ramassée en chemin pour se chauffer l'hiver.
Dès qu'il
s'aperçut que l'un des deux chiens était à lui, il le saisit
par le collier et laissa
d'abord tomber sa bûche, sans hâte, sur
l'autre chien.
Comme les deux bêtes ne se séparaient pas, Coursol,
au milieu de ses moutons arrêtés,
dut frapper plus fort.
Le
chien hurla sans pouvoir rompre. On entendit alors les coups de bûche résonner
sur
l'échine.
- Pauvres bêtes ! dit Gloriette pâle.
-
Voilà, dis-je, comme on les traite au pays, et c'est étonnant que
Coursol ne les jette pas
au canal. L'eau agirait plus vite.
- Quelle brute
! dit Gloriette.
- Mais non ! C'est Coursol, un brave homme paisible.
Gloriette
se retenait de crier. J'étais écoeuré comme elle, mais j'avais
l'habitude.
- Ordonne-lui de cesser ! dit Gloriette.
- Il est loin, il m'entendrait
mal.
- Lève-toi ! fais-lui des signes !
- S'il me comprenait, il
répondrait sans colère :
« Est-ce qu'on peut laisser des
chiens dans cet état ? » Gloriette regardait, toute blanche,
lèvres
ouvertes, et Coursol tapait toujours sur le chien courbaturé.
- Ça
devient atroce ! Veux-tu que je m'en aille ? dit Gloriette prise de pudeur. Tu
pourras
mieux te révolter contre ce misérable !
l'allais répondre
je ne sais quoi, quelque chose de ce genre : « Ce n'est pas sur notre
commune
! », lorsqu'un dernier coup de bûche, qui pouvait les assommer, désunit
les
deux bêtes. Coursol, ayant agi comme il devait, poussa ses moutons
vers le village. Les
chiens, libres, restèrent quelques instants l'un
près de l'autre. Ils tournaient, penauds, sur
eux-mêmes, encore
liés par le souvenir.
DEDECHE
EST MORT
C'était
le petit griffon de mademoiselle et nous l'aimions tous.
Il connaissait l'art
de se pelotonner n'importe où, et, même sur une table, il semblait
dormir
au creux d'un nid.
Il avait compris que la caresse de sa langue nous devenait
désagréable et il ne nous
caressait plus qu'avec sa patte, sur
la joue, finement. Il suffisait de se protéger l'oeil.
Il riait. On
crut longtemps que c'était une façon d'éternuer, mais c'était
bien un rire.
Quoiqu'il n'eût pas de profonds chagrins, il savait pleurer,
c'est-à-dire grogner de la gorge,
avec,une goutte d'eau pure au coin
des yeux.
Il lui arrivait de se perdre et de revenir à la maison tout
seul, si intelligemment, qu'à nos
cris de joie nous tâchions d'ajouter
quelques marques d'estime.
Sans doute, il ne parlait pas, malgré nos
efforts. En vain, mademoiselle lui disait : « Si tu
parlais donc un tout
petit peu ! » Il la regardait, frémissant, étonné comme
elle. De la
queue, il faisait bien les gestes, il ouvrait les mâchoires,
mais sans aboyer. Il devinait que
mademoiselle espérait mieux qu'un
aboiement, et la parole était au coeur, près de monter
à
la langue et aux lèvres. Il aurait fini par la donner, il n'avait pas encore
l'âge !
Un soir sans lune, à la campagne, comme Dédéche
se cherchait des amis au bord de la
route, un gros chien, qu'on ne reconnut
pas, sûrement de braconnier, happa cette fragile
boule de soie, la secoua,
la serra, la rejeta et s'enfuit.
Ah ! si mademoiselle avait pu saisir ce chien
féroce, le mordre à la gorge, le rouler et
l'étouffer
dans la poussière !
Dédéche guérit de la blessure
des crocs, mais il lui resta aux reins une douloureuse
faiblesse.
Il se
mit à pisser partout. Dehors, il pissait comme une pompe, tant qu'il pouvait,
joyeux de
nous délivrer d'un souci, et à peine rentré
il ne se retenait déjà plus.
Dès qu'on tournait le dos,
il tournait le sien au pied d'un meuble, et mademoiselle jetait
son cri d'alarme
monotone : « Une éponge ! de l'eau ! du soufre ! » On se mettait
en
colère, on grondait Dédéche d'une voix terrible, et
on le battait avec des gestes violents
qui ne le touchaient pas, son regard
fin nous répondait :
« Je sais bien, mais que faire ? »
Il restait gentil et gracieux, mais parfois il se voûtait
comme s'il
avait sur l'échine les dents du chien de braconnier.
Et puis son odeur
finissait par inspirer des mots aux amis les moins spirituels.
Le coeur même
de mademoiselle allait durcir !
Il fallut tuer Dédéche.
C'est
très simple : on fait une incision dans une bouchée de viande, on
y met deux
poudres, une de cyanure de potassium, l'autre d'acide tartrique,
on recoud avec du fil très
fin. On donne une première boulette
inoffensive, pour rire, puis la vraie. L'estomac digère
et les deux
poudres, par réaction, forment de l'acide cyanhydrique ou prussique qui
foudroie
l'animal.
Je ne veux plus me rappeler qui de nous administra les boulettes.
Dédéche
attend, couché, bien sage, dans sa corbeille.
Et nous aussi nous attendons,
nous écoutons de la pièce à côté, affalés
sur des sièges,
comme pris d'une immense fatigue.
Un quart d'heure
passe, une demi-heure. Quelqu'un dit doucement :
- Je vais voir.
- Encore
cinq minutes !
Nos oreilles bourdonnent. Ne croirait-on pas qu'un chien hurle
quelque part, au loin, le
chien de braconnier ?
Enfin le plus courageux
de nous disparaît et revient dire d'une voix qu'on ne lui
connaissait
pas :
- C'est fini ! Mademoiselle laisse tomber sa tête sur le lit et
sanglote. Elle cède aux
sanglots, comme on a le fou rire, quand on ne
voulait que rire.
Elle répète, la figure dans l'oreiller :
-
Non, non, je ne boirai pas mon chocolat ce matin !
A la maman qui lui parle
de mari, elle murmure qu'elle restera vieille fille.
Les autres rattrapent
à temps leurs larmes. Ils sentent qu'ils pleureraient tous et que
chaque
nouvelle source ferait jaillir une source voisine.
Ils disent à mademoiselle
:
- Tu es bête, ce n'est rien !
Pourquoi rien ? C'était de
la vie ! et nous ne pouvons pas savoir jusqu'où allait celle que
nous
venons de supprimer.
Par pudeur, pour ne pas avouer que la mort d'un petit
chien nous bouleverse, nous
songeons aux êtres humains déjà
perdus, à ceux qu'on pourrait perdre, à tout ce qui est
mystérieux,
incompréhensible, noir et glacé.
Le coupable se dit : «
Je viens de commettre un assassinat par trahison.» Il se lève et
ose
regarder sa victime. Plus tard, nous saurons qu'il a baisé le petit
crâne chaud et doux de
Dédéche.
- Ouvre-t-il ses yeux
?
- Oui, mais des yeux vitreux, qui ne voient plus.
- Il est mort sans souffrir
?
- Oh ! j'en suis sûr.
- Sans se débattre ?
- Il a seulement
allongé sa patte au bord de la corbeille, comme s'il nous tendait encore
une
petite main.
LE
CHAT
I
Le
mien ne mange pas les souris ; il n'aime pas ça.
Il n'en attrape que
pour jouer avec. Quand il a bien joué, il lui fait grâce de la vie,
et il va
rêver ailleurs, l'innocent, assis dans la boucle de sa queue,
la tête bien fermée comme un
poing.
Mais à cause des
griffes, la souris est morte.
II
On
lui dit : « Prends les souris et laisse les oiseaux ! » C'est bien
subtil, et le chat le plus
fin quelquefois se trompe.
LA
VACHE
Las
de chercher, on a fini par ne pas lui donner de nom. Elle s'appelle simplement
« la
vache » et c'est le nom qui lui va le mieux.
D'ailleurs,
qu'importe, pourvu qu'elle mange !
Or, l'herbe fraîche, le foin sec,
les légumes, le grain et même le pain et le sel, elle a tout à
discrétion,
et elle mange de tout, tout le temps, deux fois, puisqu'elle rumine.
Dès
qu'elle m'a vu, elle accourt d'un petit pas léger, en sabots fendus, la
peau bien tirée
sur ses pattes comme un bas blanc, elle arrive certaine
que j'apporte quelque chose qui
se mange. Et l'admirant chaque fois, je ne
peux que lui dire : « Tiens, mange ! » Mais de
ce qu'elle absorbe
elle fait du lait et non de la graisse. A heure fixe, elle offre son pis plein
et
carré.
Elle ne retient pas le lait, - il y a des vaches qui le retiennent,
- généreusement, par ses
quatre trayons élastiques, à
peine pressés, elle vide sa fontaine. Elle ne remue ni le pied,
ni la
queue, mais de sa langue énorme et souple, elle s'amuse à lécher
le dos de la
servante.
Quoiqu'elle vive seule, l'appétit l'empêche
de s'ennuyer. Il est rare qu'elle beugle de regret
au souvenir vague de son
dernier veau. Mais elle aime les visites, accueillante avec ses
cornes relevées
sur le front, et ses lèvres affriandées d'où pendent un fil
d'eau et un brin
d'herbe.
Les hommes, qui ne craignent rien, flattent son
ventre débordant ; les femmes, étonnées
qu'une si grosse
bête soit si douce, ne se défient plus que de ses caresses et font
des
rêves de bonheur.
Elle aime que je la gratte entre les cornes.
Je recule un peu, parce qu'elle s'approche de
plaisir, et la bonne grosse bête
se laisse faire, jusqu'à ce que j'aie mis le pied dans sa
bouse.
LA
MORT DE BRUNETTE
Philippe,
qui me réveille, me dit qu'il s'est levé la nuit pour l'écouter
et qu'elle avait le
souffle calme.
Mais, depuis ce matin, elle l'inquiète.
Il
lui donne du foin sec et elle le laisse.
Il offre un peu d'herbe fraîche,
et Brunette, d'ordinaire si friande, y touche à peine. Elle ne
regarde
plus son veau et supporte mal ses coups de nez quand il se dresse sur ses
pattes
rigides, pour téter.
Philippe les sépare et attache le veau loin
de la mère.
Brunette n'a pas l'air de s'en apercevoir.
L'inquiétude
de Philippe nous gagne tous. Les enfants même veulent se lever.
Le vétérinaire
arrive, examine Brunette et la fait sortir de l'écurie. Elle se cogne au
mur et
elle bute contre le pas de la porte. Elle tomberait ; il faut la rentrer.
-
Elle est bien malade, dit le vétérinaire.
Nous n'osons pas lui
demander ce qu'elle a.
Il craint une fièvre de lait, souvent fatale,
surtout aux bonnes laitières, et se rappelant une
à une celles
qu'on croyait perdues et qu'il a sauvées, il écarte avec un pinceau,
sur les
reins de Brunette, le liquide d'une fiole.
- Il agira comme un vésicatoire,
dit-il. J'en ignore la composition exacte. Ça vient de Paris.
Si le
mal ne gagne pas le cerveau, elle s'en tirera toute seule, sinon, j'emploierai
la
méthode de l'eau glacée. Elle étonne les paysans simples,
mais je sais à qui je parle.
- Faites, monsieur.
Brunette, couchée
sur la paille, peut encore supporter le poids de sa tête. Elle cesse de
ruminer.
Elle semble retenir sa respiration pour mieux entendre ce qui se passe au fond
d'elle.
On
l'enveloppe d'une couverture de laine, parce que les cornes et les oreilles se
refroidissent.
-
Jusqu'à ce que les oreilles tombent, dit Philippe, il y a de l'espoir.
Deux
fois elle essaie en vain de se mettre sur ses jambes. Elle souffle fort, par intervalles
de
plus en plus espacés.
Et voilà qu'elle laisse tomber sa tête
sur son flanc gauche.
- Ça se gâte, dit Philippe accroupi et murmurant
des douceurs.
La tête se relève et se rabat sur le bord de la
mangeoire, si pesamment que le choc sourd
nous fait faire : « oh ! »
Nous bordons Brunette de tas de paille pour qu'elle ne s'assomme
pas.
Elle
tend le cou et les pattes, elle s'allonge de toute sa longueur, comme au pré,
par les
temps orageux.
Le vétérinaire se décide à
la saigner. Il ne s'approche pas trop. Il est aussi savant qu'un
autre, mais
il passe pour moins hardi.
Aux premiers coups du marteau de bois, la lancette
glisse sur la veine. Après un coup
mieux assuré, le sang jaillit
dans le seau d'étain, que d'habitude le lait emplit jusqu'au
bord.
Pour
arrêter le jet, le vétérinaire passe dans la veine une épingle
d'acier.
Puis, du front à la queue de Brunette soulagée, nous
appliquons un drap mouillé d'eau de
puits et qu'on renouvelle fréquemment
parce qu'il s'échauffe vite. Elle ne frissonne même
pas. Philippe
la tient ferme par les cornes et empêche la tête d'aller battre le
flanc gauche.
Brunette, comme domptée, ne bouge plus. On ne sait pas
si elle va mieux ou si son état
s'aggrave.
Nous sommes tristes, mais
la tristesse de Philippe est morne comme celle d'un animal qui
en verrait souffrir
un autre.
Sa femme lui apporte sa soupe du matin qu'il mange sans appétit,
sur un escabeau, et
qu'il n'achève pas.
- C'est la fin, dit-il, Brunette
enfle !
Nous doutons d'abord, mais Philippe a dit vrai. Elle gonfle à
vue d'oeil, et ne se dégonfle
pas, comme si l'air entré ne pouvait
ressortir.
La femme de Philippe demande :
- Elle est morte ?
- Tu ne
le vois pas ! dit Philippe durement.
Mme Philippe sort dans la cour.
- Ce
n'est pas près que j'aille en chercher une autre, dit Philippe.
- Une
quoi ?
- Une autre Brunette.
- Vous irez quand je voudrai, dis-je d'une
voix de maître qui m'étonne. Nous tâchons de
nous faire
croire que l'accident nous irrite plus qu'il ne nous peine, et déjà
nous disons
que Brunette est crevée.
Mais le soir, j'ai rencontré
le sonneur de l'église, et je ne sais pas ce qui m'a retenu de lui
dire
: -Tiens, voilà cent sous, va sonner le glas de quelqu'un qui est mort
dans ma maison.
LE
BOEUF
La
porte s'ouvre ce matin, comme d'habitude, et Castor quitte, sans buter, l'écurie.
Il boit à
lentes gorgées sa part au fond de l'auge et laisse
la part de Pollux attardé. Puis, le mufle
s'égouttant ainsi que
l'arbre après l'averse, il va de bonne volonté, avec ordre et
pesanteur,
se ranger à sa place ordinaire, sous le joug du chariot.
Les cornes
liées, la tête immobile, il fronce le ventre, chasse mollement de
sa queue les
mouches noires et, telle une servante sommeille, le balai à
la main, il rumine en attendant
Pollux.
Mais, par la cour, les domestiques
affairés crient et jurent et le chien jappe comme à
l'approche
d'un étranger.
Est-ce le sage Pollux qui, pour la première fois,
résiste à l'aiguillon, tournaille, heurte le
flanc de Castor,
fume, et, quoique attelé, tâche encore de secouer le joug commun
?
Non, c'est un autre.
Castor, dépareillé, arrête ses
mâchoires, quand il voit, près du sien, cet oeil trouble de
boeuf
qu'il ne reconnaît pas.
Au soleil qui se couche, les boeufs traînent
par le pré, à pas lents, la herse légère de leur
ombre.
LE
TAUREAU
I
Le
pêcheur à la ligne volante marche d'un pas léger au bord de
l'Yonne et fait sautiller sur
l'eau sa mouche verte.
Les mouches vertes,
il les attrape aux troncs des peupliers polis par le frottement du
bétail.
Il
jette sa ligne d'un coup sec et tire d'autorité.
Il s'imagine que chaque
place nouvelle est la meilleure, et bientôt il la quitte, enjambe un
échalier
et de ce pré passe dans l'autre.
Soudain, comme il traverse un grand
pré que grille le soleil, il s'arrête.
Là-bas, du milieu
des vaches paisibles et couchées, le taureau vient de se lever
pesamment.
C'est
un taureau fameux et sa taille étonne les passants sur la route. On l'admire
à
distance et, s'il ne l'a fait déjà, il pourrait lancer
son homme au ciel, ainsi qu'une flèche,
avec l'arc de ses cornes. Plus
doux qu'un agneau tant qu'il veut, il se met tout à coup en
fureur,
quand ça le prend, et près de lui, on ne sait jamais ce qui arrivera.
Le
pêcheur l'observe obliquement.
- Si je fuis, pense-t-il, le taureau sera
sur moi avant que je ne sorte du pré. Si, sans savoir
nager, je plonge
dans la rivière, je me noie. Si je fais le mort par terre, le taureau,
dit-on,
me flairera et ne me touchera pas.
Est-ce bien sûr ? Et, s'il
ne s'en va plus, quelle angoisse !
Mieux vaut feindre une indifférence
trompeuse.
Et le pêcheur à la ligne volante continue de pêcher,
comme si le taureau était absent. Il
espère ainsi lui donner
le change.
Sa nuque cuit sous son chapeau de paille.
Il retient ses pieds
qui brûlent de courir et les oblige à fouler l'herbe. Il a l'héroïsme
de
tremper dans l'eau sa mouche verte.
D'ailleurs, qui le presse ?
Le
taureau ne s'occupe pas de lui et reste avec les vaches.
Il ne s'est mis debout
que pour remuer, par lassitude, comme on s'étire.
Il tourne au vent
du soir sa tête crépue.
Il beugle par intervalles, l'oeil à
demi fermé.
Il mugit de langueur et s'écoute mugir.
II
Les
femmes le reconnaissent aux poils frisés qu'il a sur le front.
III
-
Comme il me regarde !
- N'aie pas peur, Gloriette, il voit bien que tu as l'air
d'une honnête femme.
LES
MOUCHES D'EAU
Il
n'y a qu'un chêne au milieu du pré, et les boeufs occupent toute
l'ombre de ses feuilles.
La tête basse, ils font les cornes au soleil.
Ils
seraient bien, sans les mouches.
Mais aujourd'hui, vraiment, elles dévorent.
ocres et nombreuses, les noires se collent par
plaques de suie aux yeux, aux
narines, aux coins des lèvres même, et les vertes sucent
de préférence
la dernière écorchure.
Quand un boeuf remue son tablier de cuir,
ou frappe du sabot la terre sèche, le nuage de
mouches se déplace
avec murmure. On dirait qu'elles fermentent.
Il fait si chaud que les vieilles
femmes, sur leur porte, flairent l'orage, et déjà elles
plaisantent
un peu :
- Gare au bourdoudou ! disent-elles.
Là-bas, un premier
coup de lance lumineux perce le ciel, sans bruit. Une goutte de pluie
tombe.
Les
boeufs, avertis, relèvent la tête, se meuvent jusqu'au bord du chêne
et soufflent
patiemment.
Ils le savent : voici que les bonnes mouches viennent
chasser les mauvaises.
D'abord rares, une par une, puis serrées, toutes
ensemble, elles fondent, du ciel
déchiqueté, sur l'ennemi qui
cède peu à peu, s'éclaircit, se disperse.
Bientôt,
du nez camus à la queue inusable, les boeufs ruisselants ondulent d'aise
sous
l'essaim victorieux des mouches d'eau.
LA
JUMENT
C'est
la rentrée générale des foins ; les granges se bourrent jusqu'aux
tuiles faîtières. Les
hommes et les femmes se dépêchent,
parce que le temps menace et que, si la pluie
tombait sur le foin coupé,
il perdrait de sa valeur. Tous les chariots roulent ; on charge
l'un, tandis
que les chevaux ramènent l'autre à la ferme. Il fait déjà
nuit que le va-et-vient
dure encore.
Une jument mère hennit dans
ses brancards. Elle répond au poulain qui l'appelait et qui a
passé
la journée au pré sans boire.
Elle sent que c'est la fin, qu'elle
va le rejoindre et elle tire du collier comme si elle était
seule attelée.
Le chariot s'immobilise près du mur de la grange. On dételle, et
la jument
libre irait d'un trot lourd à la barrière où
le poulain tend le nez, si on ne l'arrêtait, parce qu'il
faut qu'elle
retourne chercher là-bas le dernier chariot.
LE
CHEVAL
Il
n'est pas beau, mon cheval. Il a trop de noeuds et de salières, les côtes
plates, une
queue de rat et des incisives d'Anglaise. Mais il m'attendrit.
Je n'en reviens pas qu'il reste
à mon service et se laisse, sans révolte,
tourner et retourner.
Chaque fois que je l'attelle, je m'attends qu'il me dise
:
« non », d'un signe brusque, et détale.
Point. Il baisse
et lève sa grosse tête comme pour remettre un chapeau d'aplomb, recule
avec
docilité entre les brancards.
Aussi je ne lui ménage ni l'avoine
ni le maïs. Je le brosse jusqu'à ce que le poil brille
comme une
cerise.
Je peigne sa crinière, je tresse sa queue maigre. Je le flatte
de la main et de la voix.
J'éponge ses yeux, je cire ses pieds.
Est-ce
que ça le touche ?
On ne sait pas.
Il pète.
C'est surtout
quand il me promène en voiture que je l'admire. Je le fouette et il accélère
son
allure. Je l'arrête et il m'arrête. Je tire la guide à gauche
et il oblique à gauche, au lieu
d'aller à droite et de me jeter
dans le fossé avec des coups de sabots quelque part.
Il me fait peur,
il me fait honte et il me fait pitié.
Est-ce qu'il ne va pas bientôt
se réveiller de son demi sommeil, et, prenant d'autorité ma
place,
me réduire à la sienne ?
A quoi pense-t-il ?
Il pète,
pète, pète.
L'ANE
I
Tout
lui est égal. Chaque matin, il voiture, d'un petit pas sec et dru de fonctionnaire,
le
facteur Jacquot qui distribue aux villages les commissions faites en ville,
les épices, le
pain, la viande de boucherie, quelques journaux, une
lettre.
Cette tournée finie, Jacquot et l'âne travaillent pour
leur compte. La voiture sert de
charrette. Ils vont ensemble à la vigne,
au bois, aux pommes de terre. Ils ramènent tantôt
des légumes,
tantôt des balais verts, ça ou autre chose, selon le jour.
Jacquot
ne cesse de dire : « Hue ! hue ! » sans motif, comme il ronflerait.
Parfois l'âne, à
cause d'un chardon qu'il flaire, ou d'une idée
qui le prend, ne marche plus.
Jacquot lui met un bras autour du cou et pousse.
Si l'âne résiste, Jacquot lui mord l'oreille.
Ils mangent dans
les fossés, le maître une croûte et des oignons, la bête
ce qu'elle veut.
Ils ne rentrent qu'à la nuit. Leurs ombres passent
avec lenteur d'un arbre à l'autre.
Subitement, le lac de silence où
les choses baignent et dorment déjà, se rompt,
bouleversé.
Quelle
ménagère tire, à cette heure, par un treuil rouillé
et criard, des pleins seaux d'eau
de son puits ?
C'est l'âne qui remonte
et jette toute sa voix dehors et brait, jusqu'à extinction, qu'il s'en
fiche,
qu'il s'en fiche.
II
Le
lapin devenu grand.
LE
COCHON
Grognon,
mais familier comme si nous t'avions gardé ensemble, tu fourres le nez
partout
et tu marches autant avec lui qu'avec les pattes.
Tu caches sous
des oreilles en feuilles de betterave
tes petits yeux cassis.
Tu es ventru
comme une groseille à maquereau.
Tu as de longs poils comme elle, comme
elle la peau claire et une courte queue bouclée.
Et les méchants
t'appellent : « Sale cochon ! » Ils disent que, si rien ne te dégoûte,
tu
dégoûtes tout le monde et que tu n'aimes que l'eau de vaisselle
grasse.
Mais ils te calomnient.
Qu'ils te débarbouillent et tu auras
bonne mine.
Tu te négliges par leur faute.
Comme on fait ton lit,
tu te couches, et la malpropreté n'est que ta seconde nature.
LE
COCHON ET LES PERLES
Dés
qu'on le lâche au pré, le cochon se met à manger et son groin
ne quitte plus la terre.
Il ne choisit pas l'herbe fine. Il attaque la première
venue et pousse au hasard, devant lui,
comme un soc ou comme une taupe aveugle,
son nez infatigable.
Il ne s'occupe que d'arrondir un ventre qui prend déjà
la forme du saloir, et jamais il n'a
souci du temps qu'il fait.
Qu'importe
que ses soies aient failli s'allumer tout à l'heure au soleil de midi,
et qu'importe
maintenant que ce nuage lourd, gonflé de grêle,
s'étale et crève sur le pré.
La pie, il est vrai, d'un
vol automatique se sauve ; les dindes se cachent dans la haie, et le
poulain
puéril s'abrite sous un chêne.
Mais le cochon reste où
il mange.
Il ne perd pas une bouchée.
Il ne remue pas, avec moins
d'aise, la queue.
Tout criblé de grêlons, c'est à peine
s'il grogne :
- Encore leurs sales perles !
LES
MOUTONS
Ils
reviennent des chaumes, où, depuis ce matin, ils paissaient, le nez à
l'ombre de leur
corps.
Selon les signes d'un berger indolent, le chien nécessaire
attaque la bande du côté qu'il
faut.
Elle tient toute la route,
ondule d'un fossé à l'autre et déborde, ou tassée,
unie, moelleuse,
piétine le sol, à petits pas de vieilles femmes.
Quand elle se met à courir, les pattes font le
bruit des roseaux et
criblent la poussière du chemin de nids-d'abeilles.
Ce mouton frisé,
bien garni, saute comme un ballot jeté en l'air, et du cornet de son oreille
s'échappent
des pastilles.
Cet autre a le vertige et heurte du genou sa tête mal
vissée.
Ils envahissent le village. On dirait que c'est aujourd'hui
leur fête et qu'avec pétulance, ils
bêlent de joie par les
rues.
Mais ils ne s'arrêtent pas au village, et je les vois reparaître,
là-bas. Ils gagnent l'horizon.
Par le coteau, ils montent, légers,
vers le soleil. Ils s'en approchent et se couchent à
distance.
Des
traînards prennent, sur le ciel, une dernière forme imprévue,
et rejoignent la troupe
pelotonnée.
Un flocon se détache encore
et plane, mousse blanche, puis fumée, vapeur, puis rien.
Il ne reste
plus qu'une patte dehors.
Elle s'allonge, elle s'effile comme une quenouille,
à l'infini.
Les moutons frileux s'endorment autour du soleil las qui
défait sa couronne et pique,
jusqu'à demain, ses rayons dans
leur laine.
LES MOUTONS. - Mée... Mée... Mée...
LE
CHIEN DE BERGER. - Il n'y a pas de mais ! d
LA
CHEVRE
Personne
ne lit la feuille du Journal officiel affichée au mur de la mairie.
Si,
la chèvre.
Elle se dresse sur ses pattes de derrière, appuie
celles de devant au bas de l'affiche,
remue ses cornes et sa barbe, et agite
la tête de droite et de gauche, comme une vieille
dame qui lit.
Sa
lecture finie, ce papier sentant bon la colle fraîche, la chèvre
le mange.
Tout ne se perd pas dans la commune.
LE
BOUC
Son
odeur le précède. On ne le voit pas encore qu'elle est arrivée.
Il
s'avance en tête du troupeau et les brebis le suivent, pêle-mêle,
dans un nuage de
poussière.
Il a des poils longs et secs qu'une raie
partage sur le dos.
Il est moins fier de sa barbe que de sa taille, parce que
la chèvre aussi porte une barbe
sous le menton.
Quand il passe, les
uns se bouchent le nez, les autres aiment ce goût-là.
Il ne regarde
ni à droite ni à gauche : il marche raide, les oreilles pointues
et la queue
courte. Si les hommes l'ont chargé de leurs péchés,
il n'en sait rien, et il laisse, sérieux,
tomber un chapelet de crottes.
Alexandre
est son nom, connu même des chiens.
La journée finie, le soleil
disparu, il rentre au village, avec les moissonneurs, et ses
cornes, fléchissant
de vieillesse, prennent peu à peu la courbe des faucilles.
LES
LAPINS
Dans
une moitié de futaille, Lenoir et Legris, les pattes au chaud sous la fourrure,
mangent
comme des vaches. Ils ne font qu'un seul repas qui dure toute la journée.
Si
l'on tarde à leur jeter une herbe fraîche, ils rongent l'ancienne
jusqu'à la racine, et la
racine même occupe les dents.
Or il
vient de leur tomber un pied de salade. Ensemble Lenoir et Legris se mettent après.
Nez
à nez, ils s'évertuent, hochent la tête, et les oreilles trottent.
Quand
il ne reste qu'une feuille, ils la prennent, chacun par un bout, et luttent de
vitesse.
Vous croiriez qu'ils jouent, s'ils ne rient pas, et que, la feuille
avalée, une caresse
fraternelle unira les becs.
Mais Legris se sent
faiblir. Depuis hier il a le gros ventre et une poche d'eau le ballonne.
Vraiment
il se bourrait trop. Bien qu'une feuille de salade passe sans qu'on ait faim,
il n'en
peut plus. Il lâche la feuille et se couche à côté,
sur ses crottes, avec des convulsions
brèves.
Le voilà rigide,
les pattes écartées, comme pour une réclame d'armurier: On
tue net, on
tue loin.
Un instant, Lenoir s'arrête de surprise. Assis
en chandelier, le souffle doux, les lèvres
jointes et l'oeil cerclé
de rose, il regarde.
Il a l'air d'un sorcier qui pénètre un mystère.
Ses
deux oreilles droites marquent l'heure suprême.
Puis elles se cassent.
Et
il achève la feuille de salade.
LE
LIEVRE
Philippe
m'avait promis de m'en faire voir un au gîte.
C'est difficile, et il
faut l'oeil des vieux chasseurs.
Nous traversions une éteule (les paysans
disent une étoule) qu'un coteau protège contre
le nord.
Un
lièvre se gîte le matin, à l'abri du vent qui souffle, et,
même si le vent tourne dans la
journée, le lièvre reste
à son gîte jusqu'à la nuit prochaine.
En chasse, moi, je
regarde le chien, les arbres, les alouettes, le ciel ; Philippe regarde par
terre.
Il jette un coup d'oeil dans chaque sillon à la dévalée et
à la montée. Une pierre,
une motte l'attire. C'est peut-être
un lièvre ? Il va vérifier.
Et, cette fois, c'en est un !
-
Voulez-vous le tirer? me dit Philippe, d'une voix contenue.
Je me retourne.
Philippe, arrêté, les yeux fixés au sol, sur un point, le
fusil haut, se tient
prêt.
- Le voyez-vous ? dit-il.
- Où
donc ?
- Vous ne voyez pas son oeil qui remue ?
- Non.
- Là, devant
vous.
- Dans la raie ?
- Oui, mais pas dans la première, dans l'autre.
-
Je ne vois rien.
J'ai beau me frotter les yeux pleins de buée. Philippe,
pâle du coup qu'il a reçu au coeur
en apercevant le lièvre,
me répète :
- Vous ne le voyez pas ? Vous ne le voyez donc pas
!
Et ses mains tremblent. Il a peur que le lièvre ne parte.
- Montrez-le-moi,
dis-je, avec votre fusil.
- Tenez, là, l'oeil, son oeil, au bout du
canon !
- Ah ! je ne vois rien ; épaulez, Philippe, mettez-le en joue.
Je
me place derrière Philippe, et, même par la ligne de mire de son
fusil, je ne trouve
pas !
C'est énervant !
Je vois quelque chose,
mais ça ne peut pas être le lièvre ; c'est une bosse de terre,
jaune
comme toutes les mottes de l'éteule. Je cherche l'oeil. Il n'y
a point d'oeil.
Je me retiens de dire à Philippe :
- Tant pis, tirez
!
Et le chien qui courait au loin est revenu près de nous. Comme il
n'a pas le vent, il ne sent
pas le lièvre, mais il peut s'élancer
au hasard. Philippe le menace, à voix basse, de
claques et de coups
de pied, s'il bouge.
Philippe ne me parle plus. Il a fait l'impossible, et
il attend que je renonce.
Oh ! cet oeil noir, rond et gros comme une petite
prune, cet oeil de lièvre terrorisé, où est-il ?
Ah !
je le vois !
A mon coup de fusil, le lièvre bondit hors du gîte,
la tête fracassée. Et c'est bien le lièvre
que je voyais.
Je l'avais vu presque tout de suite, j'ai de bons yeux. J'étais trompé
par la
pose du lièvre. Je le croyais en boule, comme un jeune chien,
et je cherchais l'oeil dans la
boule. Mais le lièvre se gîte allongé,
les pattes de devant jointes et les oreilles rabattues.
Il ne fait un trou
que pour placer son derrière, être le plus possible à ras
de l'éteule. Le
derrière est ici et l'oeil là, très
loin. De là ma courte hésitation.
- C'est lâche de tuer
un lièvre au gîte, dis-je à Philippe. Nous aurions dû
lui jeter une
pierre, le faire sauver et le tirer tous deux à la course.
Il ne pouvait pas nous échapper.
- Ce sera pour une autre fois, dit
Philippe.
- C'est bien de me l'avoir montré, Philippe, il n'y a pas
beaucoup de chasseurs comme
vous.
- Je ne le ferais pas pour tout le monde,
dit Philippe.
LE
LÉZARD
I
Fils
spontané de la pierre fendue où je m'appuie, il me grimpe sur l'épaule.
Il a cru que je
continuais le mur parce que je reste immobile et que j'ai un
paletot couleur de muraille. Ça
flatte tout de même.
II
LE MUR.
- Je ne sais quel frisson me passe sur le dos.
LE LÉZARD. - C'est moi.
LE
LÉZARD VERT
Prenez garde à la peinture !
LA COULEUVRE
De quel ventre est-elle tombée, cette colique ?
LA BELETTE
Pauvre, mais
propre, distinguée, elle passe et repasse, par petits bonds, sur la route,
et
va, d'un fossé à l'autre, donner, de trou en trou, ses leçons
au cachet.
LE HÉRISSON
Essuyez votre... S.V.P.
- Il faut me prendre
comme je suis et ne pas trop
serrer.
LE
SERPENT
I
Trop
long.
II
La
dix millionième partie du quart du méridien terrestre.
LE
VER
En voilà un qui s'étire et qui s'allonge comme une belle nouille.
LES
GRENOUILLES
Par
brusques détentes, elles exercent leurs ressorts.
Elles sautent de l'herbe
comme de lourdes gouttes d'huile frite.
Elles se posent, presse-papiers de
bronze, sur les larges feuilles du nénuphar.
L'une se gorge d'air. On
mettrait un sou, par sa bouche, dans la tirelire de son ventre.
Elles montent,
comme des soupirs, de la vase.
Immobiles, elles semblent, les gros yeux à
fleur d'eau, les tumeurs de la mare plate.
Assises en tailleur, stupéfiées,
elles bâillent au soleil couchant.
Puis, comme les camelots assourdissants
des rues, elles crient les dernières nouvelles du
jour.
Il y aura
réception chez elles ce soir ; les entendez-vous rincer leurs verres ?
Parfois,
elles happent un insecte.
Et d'autres ne s'occupent que d'amour.
Et toutes,
elles tentent le pêcheur à la ligne.
Je casse, sans difficulté,
une gaule. J'ai, piquée à mon paletot, une épingle que je
recourbe
en hameçon.
La ficelle ne me manque pas.
Mais il me faudrait encore
un brin de laine, un bout de n'importe quoi rouge.
Je cherche sur moi, par
terre, au ciel.
Je ne trouve rien et je regarde mélancoliquement ma
boutonnière fendue, toute prête,
que, sans reproche, on ne se
hâte guère d'orner du ruban rouge.
LE
CRAPAUD
Né
d'une pierre, il vit sous une pierre et s'y creusera un tombeau.
Je le visite
fréquemment, et chaque fois que je lève sa pierre, j'ai peur de
le retrouver et
peur qu'il n'y soit plus.
Il y est.
Caché dans
ce gîte sec, propre, étroit, bien à lui, il l'occupe pleinement,
gonflé comme
une bourse d'avare.
Qu'une pluie le fasse sortir, il
vient au-devant de moi.
Quelques sauts lourds, et il me regarde de ses yeux
rougis.
Si le monde injuste le traite en lépreux, je ne crains pas de
m'accroupir près de lui et
d'approcher du sien mon visage d'homme.
Puis
je dompterai un reste de dégoût, et je te caresserai de ma main,
crapaud !
On en avale dans la vie qui font plus mal au coeur.
Pourtant,
hier, j'ai manqué de tact. Il fermentait et suintait, toutes ses verrues
crevées.
- Mon pauvre ami, lui dis-je, je ne veux pas te faire de peine,
mais, Dieu! que tu es laid !
Il ouvrit sa bouche puérile et sans dents,
à l'haleine chaude, et me répondit avec un léger
accent
anglais :
- Et toi ?
LA
SAUTERELLE
Serait-ce
le gendarme des insectes ?
Tout le jour, elle saute et s'acharne aux trousses
d'invisibles braconniers qu'elle n'attrape
jamais.
Les plus hautes herbes
ne l'arrêtent pas.
Rien ne lui fait peur, car elle a des bottes de sept
lieues, un cou de taureau, le front
génial, le ventre d'une carène,
des ailes en Celluloïd, des cornes diaboliques et un grand
sabre au derrière.
Comme
on ne peut avoir les vertus d'un gendarme sans les vices, il faut bien le dire,
la
sauterelle chique.
Si je mens, poursuis-la de tes doigts, joue avec elle
à quatre coins, et quand tu l'auras
saisie, entre deux bonds, sur une
feuille de luzerne, observe sa bouche :
par ses terribles mandibules, elle
sécrète une mousse noire comme du jus de tabac.
Mais déjà
tu ne la tiens plus. Sa rage de sauter la reprend. Le monstre vert t'échappe
d'un
brusque effort et, fragile, démontable, te laisse une petite cuisse
dans la main.
LE
GRILLON
C'est
l'heure où, las d'errer, l'insecte nègre revient de promenade et
répare avec soin le
désordre de son domaine.
D'abord il ratisse
ses étroites allées de sable.
Il fait du bran de scie qu'il écarte
au seuil de sa retraite.
Il lime la racine de cette grande herbe propre à
le harceler.
Il se repose.
Puis il remonte sa minuscule montre.
A-t-il
fini ? Est-elle cassée ? Il se repose encore un peu.
Il rentre chez
lui et ferme sa porte.
Longtemps il tourne sa clé dans la serrure délicate.
Et
il écoute :
Point d'alarme dehors.
Mais il ne se trouve pas en sûreté.
Et
comme par une chaînette dont la poulie grince, il descend jusqu'au fond
de la terre.
On n'entend plus rien.
Dans la campagne muette, les peupliers
se dressent comme des doigts en l'air et
désignent la lune.
LE
CAFARD
Noir et collé comme un trou de serrure.
LE
VER LUISANT
I
Que
se passe-t-il ? Neuf heures du soir et il y a encore de la lumière chez
lui.
II
Cette
goutte de lune dans l'herbe !
L'ARAIGNÉE
Une
petite main noire et poilue crispée sur des cheveux.
Toute la nuit,
au nom de la lune, elle appose ses scellés.
LE
HANNETON
Un
bourgeon tardif s'ouvre et s'envole du marronnier.
Plus lourd que l'air, à
peine dirigeable, têtu et ronchonnant, il arrive tout de même au but,
avec
ses ailes en chocolat.
LES
FOURMIS
I
Chacune
d'elles ressemble au chiffre 3.
Et il y en a ! il y en a !
Il y en a 3 3
3 3 3 3 3 3 3 3 3 3... jusqu'à l'infini.
II
La
fourmi et le perdreau
Une fourmi tombe dans une ornière où il
a plu et elle va se noyer, quand un perdreau, qui
buvait, la pince du bec et
la sauve.
- Je vous la revaudrai, dit la fourmi.
- Nous ne sommes plus,
répond le perdreau sceptique, au temps de La Fontaine. Non
que je doute
de votre gratitude, mais comment piqueriez-vous au talon le chasseur prêt
à
me tuer ! Les chasseurs aujourd'hui ne marchent point pieds nus.
La
fourmi ne perd pas sa peine à discuter et elle se hâte de rejoindre
ses soeurs qui
suivent toutes le même chemin, semblables à des
perles noires qu'on enfile.
Or, le chasseur n'est pas loin.
Il se reposait,
sur le flanc, à l'ombre d'un arbre. Il aperçoit le perdreau piétant
et picotant à
travers le chaume. Il se dresse et veut tirer, mais il
a des fourmis dans le bras droit. Il ne
peut lever son arme. Le bras retombe
inerte et le perdreau n'attend pas qu'il se
dégourdisse.
L'ESCARGOT
I
Casanier
dans la saison des rhumes, son cou de girafe rentré, l'escargot bout comme
un
nez plein.
Il se promène dès les beaux jours, mais il ne
sait marcher que sur la langue.
II
Mon
petit camarade Abel jouait avec ses escargots.
Il en élève une
pleine boîte et il a soin, pour les reconnaître, de numéroter
au crayon la
coquille.
S'il fait trop sec, les escargots dorment dans la
boîte.
Dès que la pluie menace, Abel les aligne dehors, et si
elle tarde à tomber, il les réveille en
versant dessus un pot
d'eau. Et tous, sauf les mères qui couvent, dit-il, au fond de la
boîte,
se promènent sous la garde d'un chien appelé Barbare et qui est
une lame de
plomb qu'Abel pousse du doigt.
Comme je causais avec lui du
mal que donne leur dressage, je m'aperçus qu'il me faisait
signe que
non, même quand il me répondait oui.
- Abel, lui dis-je, pourquoi
ta tête remue-t-elle ainsi de droite et de gauche ?
- C'est mon sucre,
dit Abel.
- Quel sucre ?
- Tiens, là.
Tandis qu'à quatre
pattes il ramenait le numéro 8 près de s'égarer, je vis au
cou d'Abel,
entre la peau et la chemise, un morceau de sucre qui pendait à
un fil, comme une
médaille.
- Maman me l'attache, dit-il, quand elle
veut me punir.
- Ça te gêne ?
- Ça gratte.
- Et ça
cuit, hein ! c'est tout rouge.
- Mais quand elle me pardonne, dit Abel, je
le mange.
LA
CHENILLE
Elle
sort d'une touffe d'herbe qui l'avait cachée pendant la chaleur. Elle traverse
l'allée de
sable à grandes ondulations. Elle se garde d'y faire
halte et un moment elle se croit
perdue dans une trace de sabot du jardinier.
Arrivée
aux fraises, elle se repose, lève le nez de droite et de gauche pour flairer
; puis
elle repart et sous les feuilles, sur les feuilles, elle sait maintenant
où elle va.
Quelle belle chenille, grasse, velue, fourrée, brune
avec des points d'or et ses yeux noirs !
Guidée par l'odorat; elle se
trémousse et se fronce comme un épais sourcil.
Elle s'arrête
au bas d'un rosier.
De ses fines agrafes, elle tâte l'écorce rude,
balance sa petite tête de chien nouveau-né
et se décide
à grimper.
Et, cette fois, vous diriez qu'elle avale péniblement
chaque longueur de chemin par
déglutition.
Tout en haut du rosier,
s'épanouit une rose au teint de candide fillette. Ses parfums qu'elle
prodigue
la grisent. Elle ne se défie de personne. Elle laisse monter par sa tige
la
première chenille venue. Elle l'accueille comme un cadeau.
Et,
pressentant qu'il fera froid cette nuit, elle est bien aise de se mettre un boa
autour du
cou.
LA
PUCE
Un grain de tabac à ressort.
LE
PAPILLON
Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleur.
LA
GUEPE
Elle finira pourtant par s'abîmer la taille !
LA
DEMOISELLE
Elle
soigne son ophtalmie.
D'un bord à l'autre de la rivière, elle
ne fait que tremper dans l'eau fraîche ses yeux
gonflés.
Et
elle grésille, comme si elle volait à l'électricité.
L'ÉCUREUIL
I
Du
panache! du panache! oui, sans doute; mais, mon petit ami, ce n'est pas là
que ça se
met.
II
Leste
allumeur de l'automne, il passe et repasse sous les feuilles la petite torche
de sa
queue.
LA
SOURIS
Comme,
à la clarté d'une lampe, je fais ma quotidienne page d'écriture,
j'entends un léger
bruit. Si je m'arrête, il cesse. Il recommence,
dès que je gratte le papier.
C'est une souris qui s'éveille.
Je
devine ses va-et-vient au bord du trou obscur où notre servante met ses
torchons et
ses brosses.
Elle saute par terre et trotte sur les carreaux
de la cuisine. Elle passe près de la
cheminée, sous l'évier,
se perd dans la vaisselle, et par une série de reconnaissances
qu'elle
pousse de plus en plus loin, elle se rapproche de moi.
Chaque fois que je pose
mon porte-plume, ce silence l'inquiète. Chaque fois que je m'en
sers,
elle croit peut-être qu'il y a une autre souris quelque part, et elle se
rassure.
Puis je ne la vois plus. Elle est sous ma table, dans mes jambes.
Elle circule d'un pied de
chaise à l'autre.
Elle frôle mes
sabots, en mordille le bois, ou hardiment, la voilà dessus!
Et il ne
faut pas que je bouge la jambe, que je respire trop fort : elle filerait.
Mais
il faut que je continue d'écrire, et de peur qu'elle ne m'abandonne à
mon ennui de
solitaire, j'écris des signes, des riens, petitement, menu,
menu, comme elle grignote.
SINGES
Allez
voir les singes (maudits gamins, ils ont tout déchiré leur fond
de culotte !) grimper,
danser au soleil neuf, se fâcher, se gratter,
éplucher des choses, et boire avec une grâce
primitive, tandis
que de leurs yeux, troubles parfois, mais pas longtemps, s'échappent des
lueurs
vite éteintes.
Allez voir les flamants qui marchent sur des pincettes,
de peur de mouiller, dans l'eau du
bassin, leurs jupons roses ; les cygnes
et la vaniteuse plomberie de leur col ; l'autruche,
ses ailes de poussin, et
sa casquette de chef de gare responsable ; les cigognes qui
haussent tout le
temps les épaules (à la fin, ça ne signifie plus rien) ;
le marabout frileux
dans sa pauvre jaquette, les pingouins en macfarlane ;
le pélican qui tient son bec comme
un sabre de bois, et les perruches,
dont les plus apprivoisées le sont moins que leur
gardien lui-même
qui finit par nous prendre une pièce de dix sous dans la main.
Allez
voir le yack lourd de pensées préhistoriques ; la girafe qui nous
montre, par-dessus
les barreaux de la grille, sa tête au bout d'une pique;
l'éléphant qui traîne ses chaussons
devant sa porte, courbé,
le nez bas : il disparaît presque dans le sac d'une culotte trop
remontée,
et, derrière, un petit bout de corde pend.
Allez donc voir le porc-épic
garni de porte-plume bien gênants pour lui et son amie ; le
zèbre,
modèle à transparent de tous les autres zèbres ; la panthère
descendue au pied de
son lit ; l'ours qui nous amuse et ne s'amuse guère,
et le lion qui bâille, à nous faire
bâiller.
LE
CERF
J'entrai
au bois par un bout de l'allée, comme il arrivait par l'autre bout.
Je
crus d'abord qu'une personne étrangère s'avançait avec une
plante sur la tête.
Puis je distinguai le petit arbre nain, aux branches
écartées et sans feuilles.
Enfin le cerf apparut net et nous
nous arrêtâmes tous deux.
Je lui dis :
- Approche. Ne crains
rien. Si j'ai un fusil, c'est par contenance, pour imiter les hommes
qui se
prennent au sérieux. Je ne m'en sers jamais et je laisse ses cartouches
dans leur
tiroir.
Le cerf écoutait et flairait mes paroles. Dès
que je me tus, il n'hésita point : ses jambes
remuèrent comme
des tiges qu'un souffle d'air croise et décroise. Il s'enfuit.
- Quel
dommage ! lui criai-je. Je rêvais déjà que nous faisions route
ensemble. Moi, je
t'offrais, de ma main, les herbes que tu aimes, et toi, d'un
pas de promenade, tu portais
mon fusil couché sur ta ramure.
LE
GOUJON
Il
remonte le courant d'eau vive et suit le chemin que tracent les cailloux : car
il n'aime ni
la vase, ni les herbes.
Il aperçoit une bouteille couchée
sur un lit de sable.
Elle n'est pleine que d'eau. J'ai oublié à
dessein d'y mettre une amorce. Le goujon tourne
autour, cherche l'entrée
et le voilà pris.
Je ramène la bouteille et rejette le goujon.
Plus
haut, il entend du bruit. Loin de fuir, il s'approche, par curiosité. C'est
moi qui
m'amuse, piétine dans l'eau et remue le fond avec une perche,
au bord d'un filet. Le
goujon têtu veut passer par une maille. Il
y
reste.
Je lève le filet et rejette le goujon.
Plus bas, une brusque
secousse tend ma ligne et le bouchon bicolore file entre deux
eaux.
Je tire
et c'est encore lui.
Je le décroche de l'hameçon et le rejette.
Cette fois, je ne l'aurai plus.
Il est là, immobile, à mes pieds,
sous l'eau claire. Je distingue sa tête élargie, son gros
oeil
stupide et sa paire de barbillons.
Il bâille, la lèvre déchirée,
et il respire fort, après une telle émotion.
Mais rien ne le
corrige.
Je laisse de nouveau tremper ma ligne avec le même ver.
Et
aussitôt le goujon mord.
Lequel de nous deux se lassera le premier ?
Décidément,
ils ne veulent pas mordre. Ils ne savent donc pas que c'est aujourd'hui
l'ouverture
de la pêche !
LE
BROCHET
Immobile à l'ombre d'un saule, c'est le poignard dissimulé au flanc du vieux bandit.
LA
BALEINE
Elle a bien dans la bouche de quoi se faire un corset, mais avec ce tour de taille !...
POISSONS
M.
Vernet n'était pas un pêcheur à embarras, un pêcheur
savant, vaniteux, bavard,
insupportable, il n'avait point de costume spécial,
d'engins coûteux et inutiles, et la veille
de l'ouverture ne lui donnait
pas la fièvre.
Une ligne lui suffisait, de fil cordonné ; un
bouchon discrètement peint, des vers de son
jardin comme amorce, et
un sac de toile où il rapportait le poisson.
Pourtant M. Vernet aimait
la pêche ; passionnément, ce serait trop dire ; il l'aimait bien,
il
n'aimait plus qu'elle, après avoir renoncé successivement,
pour des raisons diverses, à
ses exercices préférés.
La
pêche ouverte, il pêchait presque tous les jours, le matin ou le soir,
le plus souvent au
même endroit.
D'autres pêcheurs accordent
de l'importance au vent qu'il fait, au soleil qui chauffe, aux
nuances de l'eau,
M.
Vernet aucune. Sa perche de ligne de noisetier à la main, il partait à
son gré, longeait
l'Yonne, s'arrêtait aussitôt qu'il ne
voulait pas aller plus loin, déroulait, posait la ligne, et
passait
d'agréables moments, jusqu'à l'heure de revenir à la maison
pour déjeuner ou
dîner.
M. Vernet n'était pas assez
fantaisiste, sous prétexte de pêche, pour manger mal à l'aise,
dehors.
C'est
ainsi qu'il se trouva, dimanche dernier, le matin, d'assez bonne heure, s'étant
pressé
un peu ce premier jour, assis sur l'herbe, et non sur un pliant,
au bord de la rivière.
Tout de suite, il s'amusa autant qu'il pouvait.
Cette matinée lui semblait délicieuse, non
pas seulement parce
qu'il pêchait, mais parce qu'il respirait un air léger, parce qu'il
voyait
miroiter l'Yonne, suivait de l'oeil une course sur l'eau de moustiques
à longues pattes, et
écoutait des grillons chanter derrière
lui.
Certes, la pêche l'intéressait aussi, beaucoup.
Bientôt,
il prit un poisson.
Ce n'était pas une aventure extraordinaire pour
M. Vernet. Il en avait pris d'autres ! Il ne
s'acharnait pas après les
poissons, il était homme à s'en passer, mais chaque fois qu'un
poisson
mordait trop, il fallait bien le tirer de l'eau. Et M. Vernet le tirait toujours
avec un
peu d'émotion. On la devinait au tremblement de ses doigts qui
changeaient l'amorce.
M. Vernet, avant d'ouvrir son sac, posa le goujon dans
l'herbe. Il ne faut pas dire : « Quoi !
Ce n'était qu'un goujon
! » Il y a de gros goujons qui agitent si violemment la ligne que le
coeur
du pêcheur bat comme à un drame.
M. Vernet, calmé, rejeta
sa ligne à l'eau et au lieu de mettre le goujon dans le sac, sans
savoir
pourquoi (il ne sut jamais le dire), il regarda le goujon.
Pour la première
fois, il regarda un poisson qu'il venait de prendre ! D'habitude, il se
dépêchait
de lancer sa ligne à d'autres poissons, qui n'attendaient qu'elle.
Aujourd'hui,
il regardait le goujon avec curiosité, puis avec étonnement, puis
avec une
espèce d'inquiétude. Le goujon, après quelques
soubresauts qui le fatiguèrent vite,
s'immobilisa sur le flanc et ne
donna plus signe de vie que par les efforts visibles qu'il
faisait pour respirer.
Ses
nageoires collées au dos, il ouvrait et fermait sa bouche, ornée,
à la lèvre inférieure,
de deux barbillons, comme de petites
moustaches molles. Et, lentement, la respiration
devenait plus pénible,
au point que les mâchoires hésitaient même à se rejoindre.
-
C'est drôle, dit M. Vernet, je m'aperçois qu'il étouffe !
Et
il ajouta :
- Qu'il souffre !
C'était une remarque nouvelle, aussi
nette qu'inattendue. Oui, les poissons souffrent
quand ils meurent ; on ne
le croit pas d'abord, parce qu'ils ne le disent pas. Ils n'expriment
rien ;
ils sont muets, c'est le cas de le dire ; et par ses détentes d'agonie,
ce goujon
semblait jouer encore !
Pour voir les poissons mourir, il faut,
par hasard les regarder attentivement, - comme M.
Vernet. Tant qu'on n'y pense
pas, peu importe, mais dès qu'on y pense !...
- Je me connais, se dit
M. Vernet, je suis fichu ; je m'interroge et je sens que j'irai jusqu'au
bout
de mon questionnaire ; c'est inutile de résister à la tentation
d'être logique : la peur
du ridicule ne m'arrêtera pas ; après
la chasse, la pêche ! Un jour quelconque, à la
chasse, après
un de mes crimes, je me suis dit : « De quel droit fais-tu ça ? »
La réponse
était toute prête. On s'aperçoit vite
qu'il est répugnant de casser l'aile d'une perdrix, les
pattes d'un
lièvre. Le soir, j'ai pendu mon
fusil qui ne tuera plus. L'odieux de
la pêche, moins sanglante, vient seulement de me
frapper.
A ces mots,
M. Vernet vit le bouchon de sa ligne qui se promenait sur l'eau comme animé,
comme
par défi.
Il tira machinalement une fois de plus. C'était une
perche hérissée, épineuse, qui, goulue
comme toutes ses
pareilles, avait avalé l'hameçon jusqu'au ventre. Il fallut l'extraire,
arracher
de la chair, déchirer des ouïes de dentelle rouge, se poisser les
mains de sang.
Oh ! il saignait, celui-là, il s'exprimait !
M. Vernet
roula sa ligne, cacha au pied d'un saule les deux poissons qu'une loutre y
trouverait
peut-être et s'en alla.
Il semblait plutôt gai et méditait
en marche.
- Je serais sans excuses, se disait-il. Chasseur, même si
je pouvais m'offrir avec mon
argent d'autre viande, je mangeais du moins le
gibier, je me nourrissais, je ne donnais
pas la mort uniquement par plaisir,
mais Mme Vernet rit bien, quand je lui apporte mes
quelques poissons raides
et secs, et que je n'ose même pas, honteux, la prier de les faire
cuire.
C'est le chat qui se régale. Qu'il aille les pêcher lui-même
s'il veut ! Moi, je casse
ma ligne !
Cependant, comme il tenait encore les
morceaux brisés, M. Vernet murmura, non sans
tristesse :
- Est-ce
enfin devenir sage, est-ce perdre déjà le goût de vivre ?
AU
JARDIN
LA
BICHE. - Fac et spera.
LA PIOCHE. - Moi aussi.
LES FLEURS. - Fera-t-il soleil
aujourd'hui ?
LE TOURNESOL. - Oui, si je veux.
L'ARROSOIR. - Pardon, si
je veux, il pleuvra, j'ôte ma pomme, à torrents.
LE ROSIER. -
Oh ! quel vent !
LE TUTEUR. - Je suis là. et , si
LA FRAMBOISE. -
Pourquoi les roses ont-elles des épines ? Ça ne se mange pas, une
rose.
LA
CARPE DU VIVIER. - Bien dit ! C'est parce qu'on me mange que je pique, moi, avec
mes
arêtes.
LE CHARDON. - Oui, mais trop tard.
LA ROSE. - Me trouves-tu
belle ?
LE FRELON. - Il faudrait voir les dessous.
LA ROSE. - Entre.
L'ABEILLE.
- Du courage ! Tout le monde me dit que je travaille bien. J'espère, à
la fin du
mois, passer chef de rayon.
LES VIOLETTES. - Nous sommes toutes
officiers d'académie.
LES VIOLETTES BLANCHES. - Raison de plus pour
être modestes, mes soeurs.
LE POIREAU. - Sans doute. Est-ce que je me
vante ?
L'ÉPINARD. - C'est moi qui suis l'oseille.
L'OSEILLE. - Mais
non, c'est moi.
L'ÉCHALOTE. - Oh ! que ça sent mauvais.
L'AIL.
- Je parie que c'est encore l'oeillet.
L'ASPERGE. - Mon petit doigt me dit
tout.
LA POMME DE TERRE. - Je crois que je viens de faire mes petits.
LE
POMMIER, au Poirier d'en face. - C'est ta poire, ta poire, ta poire... c'est ta
poire que
je voudrais produire.
LES
COQUELICOTS
Ils
éclatent dans le blé, comme une armée de petits soldats ;
mais d'un bien plus beau
rouge, ils sont inoffensifs.
Leur épée,
c'est un épi.
C'est le vent qui les fait courir, et chaque coquelicot
s'attarde, quand il veut, au bord du
sillon, avec le bleuet, sa payse.
LA
VIGNE
Tous
ses ceps, l'échalas droit, sont au port d'armes.
Qu'attendent-ils ?
le raisin ne sortira pas encore cette année, et les feuilles de vigne ne
servent
plus qu'aux statues.
CHAUVES-SOURIS
La
nuit s'use à force de servir.
Elle ne s'use point par le haut, dans
ses étoiles. Elle s'use comme une robe qui traîne à
terre,
entre les cailloux et les arbres, jusqu'au fond des tunnels malsains et des caves
humides.
Il
n'est pas de coin où ne pénètre un pan de nuit.
L'épine
le crève, les froids le gercent, la boue le gâte.
Et chaque matin,
quand la nuit remonte, des loques s'en détachent, accrochées au
hasard.
Ainsi
naissent les chauves-souris.
Et elles doivent à cette origine de ne
pouvoir supporter l'éclat du jour.
Le soleil couché, quand nous
prenons le frais, elles se décollent des vieilles poutres où,
léthargiques,
elles pendaient d'une griffe.
Leur vol gauche nous inquiète. D'une aile
baleinée et sans plumes, elles palpitent autour
de nous. Elles se dirigent
moins avec d'inutiles yeux blessés qu'avec l'oreille.
Mon amie cache
son visage, et moi je détourne la tête par peur du choc impur.
On
dit qu'avec plus d'ardeur que notre amour même, elles nous suceraient le
sang jusqu'à
la mort.
Comme on exagère !
Elles ne sont
pas méchantes. Elles ne nous touchent jamais.
Filles de la nuit, elles
ne détestent que les lumières, et, du frôlement de leurs petits
châles
funèbres, elles cherchent des bougies à souffler.
LA
CAGE SANS OISEAUX
Félix
ne comprend pas qu'on tienne des oiseaux prisonniers dans une cage.
- De même,
dit-il, que c'est un crime de cueillir une fleur, et, personnellement, je ne veux
la
respirer que sur sa tige, de même les oiseaux sont faits pour voler.
Cependant
il achète une cage; il l'accroche à sa fenêtre. Il y dépose
un nid d'ouate, une
soucoupe de graines, une tasse d'eau pure et renouvelable.
Il y suspend une balançoire
et une petite glace.
Et comme on l'interroge
avec surprise :
- Je me félicite de ma générosité,
dit-il, chaque fois que je regarde cette cage. Je pourrais
y mettre un oiseau
et je la laisse vide. Si je voulais, telle grive brune, tel bouvreuil
pimpant,
qui sautille, ou tel autre de nos petits oiseaux variés serait esclave.
Mais grâce à
moi, l'un d'eux au moins reste libre. C'est toujours
ça.
LE
SERIN
Quelle
idée ai-je eue d'acheter cet oiseau ?
L'oiselier me dit : « C'est
un mâle. Attendez une semaine qu'il s'habitue, et il chantera. »
Or,
l'oiseau s'obstine à se taire et il fait tout de travers.
Dès
que je remplis son gobelet de graines, il les pille du bec et les jette aux quatre
vents.
J'attache, avec une ficelle, un biscuit entre deux barreaux. Il ne mange
que la ficelle. Il
repousse et frappe, comme d'un marteau, le biscuit et le
biscuit tombe.
Il se baigne dans son eau pure et il boit dans sa baignoire.
Il crotte au petit bonheur dans
les deux.
Il s'imagine que l'échaudé
est une pâte toute prête où les oiseaux de son espèce
se
creusent des nids et il s'y blottit d'instinct.
Il n'a pas encore compris
l'utilité des feuilles de salade et ne s'amuse qu'à les déchirer.
Quand
il pique une graine pour de bon, pour l'avaler, il fait peine. Il la roule d'un
coin à
l'autre du bec, et la presse et l'écrase, et tortille
sa tête, comme un petit vieux qui n'a plus
de dents.
Son bout de sucre
ne lui sert jamais. Est-ce une pierre qui dépasse, un balcon ou une
table
peu pratique ?
Il lui préfère ses morceaux de bois. Il en a deux
qui se superposent et se croisent et je
m'écoeure à le regarder
sauter. Il égale la stupidité mécanique d'une pendule qui
ne
marquerait rien. Pour quel plaisir saute-t-il ainsi, sautillant par quelle
nécessité ?
S'il se repose de sa gymnastique morne, perché
d'une patte sur un bâton qu'il étrangle, il
cherche de l'autre
patte, machinalement, le même bâton.
Aussitôt que, l'hiver
venu, on allume le poêle, il croit que c'est le printemps, l'époque
de sa
mue, et il se dépouille de ses plumes.
L'éclat de ma
lampe trouble ses nuits, désordonne ses heures de sommeil. Il se couche
au
crépuscule. Je laisse les ténèbres s'épaissir autour
de lui. Peut-être rêve-t-il ?
Brusquement, j'approche la lampe
de sa cage. Il rouvre les yeux. Quoi ! c'est déjà le jour?
Et
vite, il recommence de s'agiter, danser, cribler une feuille, et il écarte
sa queue en
éventail, décolle ses ailes.
Mais je souffle la
lampe et je regrette de ne pas voir sa mine ahurie.
J'ai bientôt assez
de cet oiseau muet qui ne vit qu'à rebours, et je le mets dehors par la
fenêtre...
Il ne sait pas plus se servir de la liberté que d'une cage. On va le reprendre
avec
la main.
Qu'on se garde de me le rapporter !
Non seulement je n'offre
aucune récompense, mais je jure que je ne connais pas cet
oiseau.
LE
PINSON
Au
bout du toit de la grange, un pinson chante. Il répète, par intervalles
égaux, sa note
héréditaire. A force de le regarder, l'oeil
trouble ne le distingue plus de la grange massive.
Toute la vie de ces pierres,
de ce foin, de ces poutres et de ces tuiles s'échappe par un
bec d'oiseau.
Ou
plutôt la grange elle-même siffle un petit air.
LE
NID DE CHARDONNERETS
Il
y avait, sur une branche fourchue de notre cerisier, un nid de chardonnerets joli
à voir,
rond, parfait, tous crins au-dehors, tout duvet au-dedans, et
quatre petits venaient d'y
éclore. Je dis à mon père :
-
J'ai presque envie de les prendre pour les élever.
Mon père m'avait
expliqué souvent que c'est un crime de mettre des oiseaux en cage.
Mais,
cette fois, las sans doute de répéter la même chose, il ne
trouva rien à me
répondre. Quelques jours après, je lui
dis :
- Si je veux, ce sera facile. Je placerai d'abord le nid dans une cage,
j'attacherai la cage
au cerisier et la mère nourrira les petits par
les barreaux, jusqu'à ce qu'ils n'aient plus
besoin d'elle.
Mon père
ne me dit pas ce qu'il pensait de ce moyen.
C'est pourquoi j'installai le nid
dans une cage, la cage sur le cerisier et ce que j'avais
prévu arriva
: les vieux chardonnerets, sans hésiter, apportèrent aux petits
des pleins
becs de chenilles. Et mon père observait de loin, amusé
comme moi, leur va-et-vient
fleuri, leur vol teint de rouge sang et de jaune
soufre.
Je dis un soir :
- Les petits sont assez drus. S'ils étaient
libres, ils s'envoleraient. Qu'ils passent une
dernière nuit en famille
et demain je les porterai à la maison, je les pendrai à ma fenêtre,
et
je te prie de croire qu'il n'y aura pas beaucoup de chardonnerets au monde mieux
soignés.
Mon
père ne me dit pas le contraire.
Le lendemain, je trouvai la cage vide.
Mon père était là, témoin de ma stupeur.
- Je ne
suis pas curieux, dis-je, mais je voudrais bien savoir quel est l'imbécile
qui a
ouvert cette cage !
LE
LORIOT
Je
lui dis :
- Rends-moi cette cerise, tout de suite.
- Bien, répond
le loriot.
Il rend la cerise et, avec la cerise, les trois cent mille larves
d'insectes nuisibles, qu'il avale
dans une année.
LE
MOINEAU
Assis
sous les noisetiers du jardin, j'écoute les bruits que fait par ses feuilles,
ses
insectes et ses oiseaux, tout arbre qui ne se méfie pas.
Silencieux,
inanimé à notre approche, il se remet à vivre dès
qu'il ne nous croit plus là,
parce que nous nous taisons comme lui.
Après
la visite d'un chardonneret, qui voltige dans les noisetiers, donne aux feuilles
quelques
coups de bec, et repart sans m'apercevoir, c'est un moineau qui vient se poser
sur
une branche au-dessus de ma tête.
Bien que déjà dru, il
doit être jeune. Il serre la branche avec ses pattes, il ne bouge plus,
comme
si le vol l'avait fatigué, et il pépie d'un bec tendre. Il ne peut
pas me voir et je le
regarde longtemps. Puis il me faut bien remuer. Au mouvement
que je fais, le moineau
ouvre à peine ses ailes et les referme sans
inquiétude.
Je ne sais pourquoi je me dresse, machinal, et du bout des
lèvres, la main tendue, je
l'appelle.
Le moineau, d'un vol gauche,
descend de sa branche sur mon doigt !
Je me sens ému comme un homme
qui se découvre un charme ignoré jusque-là, comme
un rêveur
qui souriait par hasard à une femme inconnue et la voit sourire.
Le
moineau confiant bat des ailes pour garder son équilibre au bout de mon
doigt et son
bec est prêt à tout avaler.
Comme je vais le montrer
à la famille sûrement émerveillée, notre petit voisin
Raoul, qui
semblait chercher quelque chose, accourt :
- Ah ! vous l'avez
? dit-il.
- Oui, camarade, je sais les prendre, moi !
- Il s'est sauvé
de sa cage, dit Raoul, je le cherche depuis ce matin.
- Comment, c'est le tien
?
- Oui, monsieur. Il y a huit jours que je l'élève. Il commence
à voler loin et il reste bien
apprivoisé.
- Voilà ton
moineau, Raoul ; mais ne le laisse plus s'échapper, sinon je l'étrangle
: il me
fait des peurs !
LES
HIRONDELLES
I
Elles
me donnent ma leçon de chaque jour.
Elles pointillent l'air de petits
cris.
Elles tracent une raie droite, posent une virgule au bout, et, brusquement,
vont à la ligne.
Elles mettent entre folles parenthèses la maison
où j'habite.
Trop vives pour que la pièce d'eau du jardin prenne
copie de leur vol, elles montent de la
cave au grenier.
D'une plume d'aile
légère, elles bouclent d'inimitables parafes.
Puis, deux à
deux, en accolade, elles se joignent, se mêlent, et, sur le bleu du ciel,
elles
font tache d'encre.
Mais l'oeil d'un ami peut seul les suivre, et
si vous savez le grec et le latin, moi je sais lire
l'hébreu que décrivent
dans l'air les hirondelles de cheminée.
LE PINSON. - Je trouve l'hirondelle
stupide: elle croit qu'une cheminée, c'est un arbre.
LA CHAUVE-SOURIS.
- Et on a beau dire, de nous deux c'est elle qui vole le plus mal : en
plein
jour, elle ne fait que se tromper de chemin ; si elle volait la nuit, comme moi,
elle se
tuerait à chaque instant.
II
Une
douzaine d'hirondelles à cul blanc se croisent sous mes yeux avec une ardeur
inquiète
et silencieuse, en un espace limité comme une volière. C'est à
mon nez un
tissage rapide d'ouvrières pressées par le temps.
Que
cherchent-elles éperdues, dans l'air criblé de leur vol ? Demandent-elles
un refuge?
Ont-elles quelque adieu à me dire ? Immobile, je sens la
fraîcheur des souffles légers, et
je crains, j'espère une
rencontre où deux de ces folles se briseraient. Mais, d'une adresse
qui
décourage, elles disparaissent tout à coup sans un choc.
LA
PIE
Il
lui reste toujours, du dernier hiver, un peu de neige.
Elle sautille à
pieds joints par terre, puis, de son vol droit et mécanique, elle se dirige
vers
un arbre.
Quelquefois elle le manque et ne peut s'arrêter que
sur l'arbre voisin.
Commune, si dédaignée qu'elle semble immortelle,
en habit dès le matin pour bavarder
jusqu'au soir, insupportable avec
sa queue-de-pie, c'est notre oiseau le plus français.
LA
PIE. - Cacacacacaca.
LA GRENOUILLE. - Qu'est-ce qu'elle dit ?
LA PIE. -
Je ne dis pas, je chante.
LA GRENOUILLE. - Couac !
LA TAUPE. - Taisez-vous
donc là-haut, on ne s'entend plus travailler !
MERLE !
Dans mon jardin
il y a un vieux noyer presque mort qui fait peur aux petits oiseaux. Seul
un
oiseau noir habite ses dernières feuilles.
Mais le reste du jardin est
plein de jeunes arbres fleuris où nichent des oiseaux gais, vifs
et
de toutes les couleurs.
Et il semble que ces jeunes arbres se moquent du vieux
noyer. A chaque instant, ils lui
lancent, comme des paroles taquines, une volée
d'oiseaux babillards.
Tour à tour, pierrots, martins, mésanges
et pinsons le harcèlent. Ils choquent de l'aile la
pointe de ses branches.
L'air crépite de leurs cris menus ; puis ils se sauvent, et c'est une
autre
bande importune qui part des jeunes arbres.
Tant qu'elle peut, elle nargue,
piaille, siffle et s'égosille.
Ainsi de l'aube au crépuscule,
comme des mots railleurs, pinsons, mésanges, martins et
pierrots s'échappent
des jeunes arbres vers le vieux noyer.
Mais parfois il s'impatiente, il remue
ses dernières feuilles, lâche son oiseau noir et
répond
: « Merle ! »
LE GEAI. - Toujours en noir, vilain merle !
LE
MERLE. - Monsieur le sous-préfet, je n'ai que ça à me mettre.
LE
PERROQUET
Pas
mal ! et il avait bien quelque mérite au temps où les bêtes
ne parlaient pas, mais
aujourd'hui toutes les bêtes ont du talent.
L'ALOUETTE
I
Je
n'ai jamais vu d'alouette et je me lève inutilement avec l'aurore. L'alouette
n'est pas un
oiseau de la terre.
Depuis ce matin, je foule les mottes et
les herbes sèches.
Des bandes de moineaux gris ou de chardonnerets peints
à vif flottent sur les haies
d'épines.
Le geai passe la revue
des arbres dans un costume officiel.
Une caille rase des luzernes et trace
au cordeau la ligne droite de son vol.
Derrière le berger qui tricote
mieux qu'une femme, les moutons se suivent et se
ressemblent.
Et tout s'imprègne
d'une lumière si neuve que le corbeau, qui ne présage rien de bon,
fait
sourire.
Mais écoutez comme j'écoute.
Entendez-vous
quelque part, là-haut, piler dans une coupe d'or des morceaux de cristal
?
Qui peut me dire où l'alouette chante ?
Si je regarde en l'air,
le soleil brûle mes yeux.
Il me faut renoncer à la voir.
L'alouette
vit au ciel, et c'est le seul oiseau du ciel qui chante jusqu'à nous.
II
Elle
retombe, ivre morte de s'être encore fourrée dans l'oeil du soleil.
LE
MARTIN-PECHEUR
Ça
n'a pas mordu, ce soir, mais je rapporte une rare émotion.
Comme je
tenais ma perche de ligne tendue, un martin-pêcheur est venu s'y poser.
Nous
n'avons pas d'oiseau plus éclatant.
Il semblait une grosse fleur bleue
au bout d'une longue tige. La perche pliait sous le poids.
Je ne respirais
plus, tout fier d'être pris pour un arbre par un martin-pêcheur.
Et
je suis sûr qu'il ne s'est pas envolé de peur, mais qu'il a cru qu'il
ne faisait que passer
d'une branche à une autre.
L'ÉPERVIER
Il
décrit d'abord des ronds sur le village.
Il n'était qu'une mouche,
un grain de suie.
Il grossit à mesure que son vol se resserre.
Parfois
il demeure immobile. Les volailles donnent des signes d'inquiétude. Les
pigeons
rentrent au toit.
Une poule, d'un cri bref, rappelle ses petits,
et on entend cacarder les oies vigilantes
d'une basse-cour à l'autre.
L'épervier
hésite et plane à la même hauteur. Peut-être n'en veut-il
qu'au coq du clocher.
On le croirait pendu au ciel, par un fil.
Brusquement
le fil casse, l'épervier tombe, sa victime choisie. C'est l'heure d'un
drame icibas.
Mais, à la surprise générale, il s'arrête
avant de toucher terre, comme s'il manquait de
poids, et il remonte d'un coup
d'aile.
Il a vu que je le guette de ma porte, et que je cache, derrière
moi, quelque chose de long
qui brille.
LA
BERGERONNETTE
Elle court autant qu'elle vole, et toujours dans nos jambes,
familière, imprenable, elle nous
défie, avec ses petits cris,
de marcher sur sa queue.
LE
GEAI
Le sous-préfet aux champs.
LE
CORBEAU
I
L'accent
grave sur le sillon.
II
-
QUOI ? QUOI ? QUOI ?
- Rien.
III
Les
corbeaux passent sous un ciel bleu et sans couture. Tout à coup l'un d'eux,
qui est en
tête, ralentit, et trace un grand cercle. Les autres tournent
derrière lui.
Ils semblent danser une ronde par ennui de la route, et
faire des grâces avec leurs ailes
tendues comme les plis d'une jupe.
...
Un corbeau Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.
J'ai
pris mon fusil et tué le corbeau.
Il ne s'était pas trompé.
LES
PERDRIX
La
perdrix et le laboureur vivent en paix, lui derrière sa charrue, elle dans
la luzerne
voisine, à la distance qu'il faut l'un de l'autre pour ne
pas se gêner. La perdrix connaît la
voix du laboureur, elle ne
le redoute pas quand il crie ou qu'il jure.
Que la charrue grince, que le boeuf
tousse et que l'âne se mette à braire, elle sait que ce
n'est
rien.
Et cette paix dure jusqu'à ce que je la trouble.
Mais j'arrive
et la perdrix s'envole, le laboureur n'est pas tranquille, le boeuf non plus,
l'âne
non plus. Je tire, et au fracas d'un importun, toute la nature
se désordonne.
Ces perdrix, je les lève d'abord dans une éteule,
puis je les relève dans une luzerne, puis
je les relève dans
un pré, puis le long d'une haie ; puis à la corne d'un bois, puis...
Et
tout à coup je m'arrête, en sueur, et je m'écrie :
- Ah
! les sauvages, me font-elles courir !
De loin, j'ai aperçu quelque
chose au pied d'un arbre, au milieu du pré.
Je m'approche de la haie
et je regarde par-dessus.
Il me semble qu'un col d'oiseau se dresse à
l'ombre de l'arbre. Aussitôt mes battements
de coeur s'accélèrent.
Il ne peut y avoir dans cette herbe que des perdrix. Par un signal
familier,
la mère, en m'entendant, les a fait se coucher à plat. Elle-même
s'est baissée.
Son col seul reste droit et elle veille. Mais j'hésite,
car le col ne remue pas et j'ai peur de
me tromper, de tirer sur une racine.
Ça
et là, autour de l'arbre, des taches, jaunes, perdrix ou motte de terre,
achèvent de me
troubler la vue.
Si je fais partir les perdrix, les
branches de l'arbre m'empêcheront de tirer au vol, et j'aime
mieux, en
tirant par terre, commettre ce que les chasseurs sérieux appellent un
assassinat.
Mais
ce que je prends pour un col de perdrix ne remue toujours pas.
Longtemps j'épie.
Si
c'est bien une perdrix, elle est admirable d'immobilité et de vigilance,
et toutes les
autres, par leur façon de lui obéir, méritent
cette gardienne. Pas une ne bouge.
Je fais une feinte. Je me cache tout entier
derrière la haie et je cesse d'observer, car tant
que je vois la perdrix,
elle me voit.
Maintenant nous sommes tous invisibles, dans un silence de mort.
Puis,
de nouveau, je regarde.
Oh ! cette fois, je suis sûr ! La perdrix a cru
à ma disparition. Le col s'est haussé et le
mouvement qu'elle
fait pour le raccourcir la dénonce.
l'applique lentement à mon
épaule ma crosse de fusil...
Le soir, las et repu, avant de m'endormir
d'un sommeil giboyeux, je pense aux perdrix que
j'ai chassées tout le
jour, et j'imagine la nuit qu'elles passent.
Elles sont affolées.
Pourquoi
en manque-t-il à l'appel ?
Pourquoi en est-il qui souffrent et qui,
becquetant leurs blessures, ne peuvent tenir en
place ?
Et pourquoi s'est-on
mis à leur faire peur à toutes ?
A peine se posent-elles maintenant,
que celle qui guette sonne l'alarme. Il faut repartir,
quitter l'herbe ou l'éteule.
Elles
ne font que se sauver, et elles s'effraient même des bruits dont elles avaient
l'habitude.
Elles
ne s'ébattent plus, ne mangent plus, ne dorment plus.
Elles n'y comprennent
rien.
Si la plume qui tombe d'une perdrix blessée venait se piquer d'elle-même
à mon chapeau
de fier chasseur, je ne trouverais pas que c'est exagéré.
Dès
qu'il pleut trop ou qu'il fait trop sec, que mon chien ne sent plus, que je tire
mal et que
les perdrix deviennent inabordables, je me crois en état
de légitime défense.
Il y a des oiseaux, la pie, le geai, le
merle, la grive avec lesquels un chasseur qui se
respecte ne se bat pas, et
je me respecte.
Je n'aime me battre qu'avec les perdrix ! .
Elles sont si
rusées !
Leurs ruses, c'est de partir de loin, mais on les rattrape
et on les corrige.
C'est d'attendre que le chasseur ait passé, mais
derrière lui elles s'envolent trop tôt et il se
retourne.
C'est
de se cacher dans une luzerne profonde, mais il y va tout droit.
C'est de faire
un crochet au vol, mais ainsi elles se rapprochent.
C'est de courir au lieu
de voler, et elles courent plus vite que l'homme, mais il y a le chien.
C'est
de s'appeler quand on les divise, mais elles appellent aussi le chasseur et rien
ne lui
est plus agréable que leur chant.
Déjà ce couple
de jeunes commençait de vivre à part.
Je les surpris, le soir,
au bord d'un labouré. Elles s'envolèrent si étroitement jointes,
aile
dessus, aile dessous je peux dire, que le coup de fusil qui tua l'une
démonta l'autre.
L'une ne vit rien et ne sentit rien, mais l'autre eut
le temps de voir sa compagne morte et
de se sentir mourir près d'elle.
Toutes
deux, au même endroit de la terre, elles ont laissé un peu d'amour,
un peu de
sang et quelques plumes.
Chasseur, d'un coup de fusil tu as fait
deux beaux coups : va les conter à ta famille.
Ces deux vieilles de
l'année dernière dont la couvée avait été détruite,
ne s'aimaient pas
moins que des jeunes. Je les voyais toujours ensemble. Elles
étaient habiles à m'éviter et
je ne m'acharnais pas à
leur poursuite. C'est par hasard que j'en ai tué une. Et puis j'ai
cherché
l'autre, pour la tuer, elle aussi, par pitié !
Celle-ci a une patte
cassée qui pend, comme si je la retenais par un fil.
Celle-là
suit d'abord les autres jusqu'à ce que ses ailes la trahissent ; elle s'abat,
et elle
piète ; elle court tant qu'elle peut, devant le chien, légère
et à demi hors des sillons.
Celle-ci a reçu un grain de plomb
dans la tête. Elle se détache des autres. Elle pointe en
l'air,
étourdie, elle monte plus haut que les arbres, plus haut qu'un coq de clocher,
vers le
soleil. Et le chasseur, plein d'angoisse, la perd de vue, quand elle
cède enfin au poids de
sa tête lourde. Elle ferme ses ailes, et
va piquer du bec le sol, là-bas, comme une flèche.
Celle-là
tombe, sans faire ouf ! comme un chiffon qu'on jette au nez du chien pour le
dresser.
Celle-là,
au coup de feu, oscille comme une petite barque et chavire.
On ne sait pas
pourquoi celle-ci est morte, tant la blessure est secrète sous les plumes.
Je
fourre vite celle-là dans ma poche, comme si j'avais peur d'être
vu, de me voir.
Mais il faut que j'étrangle celle qui ne veut pas mourir.
Entre mes doigts, elle griffe l'air,
elle ouvre le bec, sa fine langue palpite,
et sur les yeux, dit Homère, descend l'ombre de
la mort.
Là-bas,
le paysan lève la tête à mon coup de feu et me regarde.
C'est
un juge, cet homme de travail ; il va me parler ; il va me faire honte d'une voix
grave.
Mais non : tantôt c'est un paysan jaloux qui bisque de ne pas
chasser comme moi, tantôt
c'est un brave paysan que j'amuse et qui m'indique
où sont allées mes perdrix.
Jamais ce n'est l'interprète
indigné de la nature.
Je rentre ce matin, après cinq heures de
marche, la carnassière vide, la tête basse et le
fusil lourd.
Il fait une chaleur d'orage et mon chien, éreinté, va devant moi,
à petits pas,
suit les haies, et fréquemment, s'assied à
l'ombre d'un arbre où il m'attend.
Soudain, comme je traverse une luzerne
fraîche, il tombe ou plutôt il s'aplatit en arrêt:
c'est
un arrêt ferme, une immobilité de végétal. Seuls les
poils du bout de sa queue
tremblent. Il y a, je le jurerais, des perdrix sous
son nez. Elles sont là, collées les unes
aux autres, à
l'abri du vent et du soleil. Elles voient le chien, elles me voient, elles me
reconnaissent
peut-être, et, terrifiées, elles ne partent pas.
Réveillé
de ma torpeur, je suis prêt et j'attends.
Mon chien et moi, nous ne bougerons
pas les premiers.
Brusquement et simultanément, les perdrix partent
:
toujours collées, elles ne font qu'une, et je flanque dans le tas
mon coup de fusil comme
un coup de poing. L'une d'elles, assommée, pirouette.
Le chien saute dessus et me
rapporte une loque sanglante, une moitié
de perdrix.
Le coup de poing a emporté le reste.
Allons ! nous ne
sommes pas bredouille ! Le chien gambade et je me dandine d'orgueil.
Ah ! je
mériterais un bon coup de fusil dans les fesses !
LA
BÉCASSE
I
Il
ne restait, d'un soleil d'avril, que des lueurs roses aux nuages qui ne bougeaient
plus,
comme arrivés.
La nuit montait du sol et nous vêtait
peu à peu, dans la clairière étroite où mon père
attendait
les bécasses.
Debout près de lui, je ne distinguais nettement
que sa figure. Plus grand que moi, il me
voyait à peine, et le chien
soufflait, invisible à nos pieds.
Les grives se dépêchaient
de rentrer au bois où le merle jetait son cri guttural, cette
espèce
de hennissement qui est un ordre à tous les oiseaux de se taire et de dormir.
La
bécasse allait bientôt quitter ses retraites de feuilles mortes et
s'élever. Quand il fait
doux, comme ce soir-là, elle s'attarde,
avant de gagner la plaine. Elle tourne sur le bois et
se cherche une compagne.
On devine, à son appel léger, qu'elle s'approche ou s'éloigne.
Elle
passe d'un vol lourd entre les gros chênes et son long bec pend si bas qu'elle
semble
se promener en l'air avec une petite canne.
Comme j'écoutais
et regardais en tous sens, mon père brusquement fit feu, mais il ne
suivit
pas le chien qui s'élançait.
- Tu l'as manquée ? lui dis-je.
-
Je n'ai pas tiré, dit-il. Mon fusil vient de partir dans mes mains.
-
Tout seul ?
- Oui.
- Ah !... une branche peut-être ?
- Je ne sais
pas.
Je l'entendais ôter sa cartouche vide.
- Comment le tenais-tu
?
N'avait-il pas compris ?
- Je te demande de quel côté était
le canon ?
Comme il ne répondait plus, je n'osais plus parler.
Enfin
je lui dis :
- Tu aurais pu tuer... le chien.
- Allons-nous-en, dit mon
père.
II
Ce
soir, il fait un temps doux après une pluie fine.
On part vers cinq
heures, on gagne le bois et on marche sur les feuilles jusqu'au coucher
du
soleil.
Le chien multiplie dans le taillis ses lieues de chien.
Sentira-t-il
des bécasses ?
Peu importe au chasseur, s'il est poète.
Le
quart d'heure de la croule venu, on se place toujours trop tôt, au pied
d'un arbre, au
bord d'une clairière. Les vols rapides des grives et
des merles frôlent le coeur. Le canon
du fusil bouge d'impatience. A
chaque bruit, une émotion ! L'oreille tinte et l'oeil se voile,
et le
moment passe si vite... que c'est déjà trop tard.
Les bécasses
ne se lèveront plus ce soir.
Tu ne peux pas coucher là, poète
!
Reviens ; prends la traverse, à cause de la nuit, par les près
humides, où tes souliers
écrasent les petites huttes molles des
taupes ; rentre chez toi, au chaud, à la lumière,
sans remords,
puisque tu es sans bécasse, à moins que tu n'en aies laissé
une à la
maison !
NOUVELLE
LUNE
L'ongle
de la lune repousse.
Le soleil a disparu. On se retourne : la lune est là.
Elle
suivait, sans rien dire, modeste et patiente imitatrice.
La lune exacte est
revenue. L'homme attendait, le coeur comprimé dans les ténèbres,
si
heureux de la voir qu'il ne sait plus ce qu'il voulait lui dire.
De gros
nuages blancs s'approchent de la pleine lune comme des ours d'un gâteau
de
miel.
Le rêveur s'épuise à regarder la lune sans
aiguilles et qui ne marque rien, jamais rien.
On se sent tout à coup
mal à l'aise. C'est la lune qui s'éloigne et emporte nos secrets.
On
voit encore à l'horizon le bout de son oreille.
UNE
FAMILLE D'ARBRES
C'est
après avoir traversé une plaine brûlée de soleil que
je les rencontre.
Ils ne demeurent pas au bord de la route, à cause
du bruit. Ils habitent les champs
incultes, sur une source connue des oiseaux
seuls.
De loin, ils semblent impénétrables. Dès que j'approche,
leurs troncs se desserrent. Ils
m'accueillent avec prudence. Je peux me reposer,
me rafraîchir, mais je devine qu'ils
m'observent et se défient.
Ils
vivent en famille, les plus âgés au milieu et les petits, ceux dont
les premières feuilles
viennent de naître, un peu partout, sans
jamais s'écarter.
Ils mettent longtemps à mourir, et ils gardent
les morts debout jusqu'à la chute en
poussière.
Ils se flattent
de leurs longues branches, pour s'assurer qu'ils sont tous là, comme les
aveugles.
Ils gesticulent de colère si le vent s'essouffle à les déraciner.
Mais
entre eux aucune dispute. Ils ne murmurent que d'accord.
Je sens qu'ils doivent
être ma vraie famille. l'oublierai vite l'autre. Ces arbres m'adopteront
peu
à peu, et pour le mériter j'apprends ce qu'il faut savoir :
Je
sais déjà regarder les nuages qui passent.
Je sais aussi rester
en place.
Et je sais presque me taire.
FERMETURE
DE LA CHASSE
C'est
une pauvre journée, grise et courte, comme rognée à ses deux
bouts.
vers midi, le soleil maussade essaie de percer la brume et entr'ouvre
un oeil pâle tout de
suite refermé.
Je marche au hasard. Mon
fusil m'est inutile, et le chien, si fou d'ordinaire, ne s'écarte
pas.
L'eau
de la rivière est d'une transparence qui fait mal : si on y plongeait les
doigts, elle
couperait comme une vitre cassée.
Dans l'éteule,
à chacun de mes pas jaillit une alouette engourdie. Elles se réunissent,
tourbillonnent
et leur vol trouble à peine l'air gelé.
Là-bas, des congrégations
de corbeaux déterrent du bec des semences d'automne.
Trois perdrix se
dressent au milieu d'un pré dont l'herbe rase ne les abrite plus.
Comme
les voilà grandies ! Ce sont de vraies dames maintenant. Elles écoutent,
inquiètes.
Je les ai bien vues, mais je les laisse tranquilles et m'éloigne. Et quelque
part,
sans doute, un lièvre qui tremblait se rassure et remet son nez
au bord du gîte.
Tout le long de cette haie (ça et là une
dernière feuille bat de l'aile comme un oiseau dont
la patte est prise),
un merle fuit à mon approche, va se cacher plus loin, puis ressort sous
le
nez du chien et, sans risque, se moque de nous.
Peu à peu, la brume
s'épaissit. Je me croirais perdu.
Mon fusil n'est plus, dans mes mains,
qu'un bâton qui peut éclater. D'où partent ce bruit
vague,
ce bêlement, ce son de cloche, ce cri humain ?
Il faut rentrer. Par une
route déjà effacée, je retourne au village. Lui seul connaît
son nom.
D'humbles paysans l'habitent, que personne ne vient jamais voir, excepté
moi.