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Eugène Guillevic (1907-1997)
[Haiku]


Le jeu du soleil
Sur le tronc du chêne,
Le temps d’un bonheur.


Si un jour tu vois
Qu'une pierre te sourit,
Iras-tu le dire ?


J'ai réussi à mettre
un peu d'ordre en moi-même,
je commence à me plaire…


Je suis allé trop loin
Avec mon souci d'ordre.
Rien ne peut plus entrer.


Au moins, tu sais, toi
Océan, qu'il est inutile
De rêver ta fin


Sur chaque chose
En pleine lumière
Le goût du secret

 

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Du domaine

Le rôle de sentinelle
Est confié aux arbres.


Si c'est pour demander
Pourquoi le silence,

Vous n'êtes pas d'ici.


Le dehors
Doit exister.


Dans le domaine,
Les buisssons
Ne se plaignent pas.


L'eau
Dans l'étang

Est occupée
À garder le temps.


Des haies.

Que fait un regard
Que rien n'arrête ?


Rien ne caracole
Dans le domaine,

Sauf peut-être
Au plus grenu des pierres.


La lune,
Soit !

Qu'elle apparaisse
Pour être éconduite.


Ah oui ! Le vent


Des roses
qui ne pensent pas

À être des roses.


Autour du domaine,
Le vent se cherche
Des porte-parole.


On ne se couche
Que pour s'avouer son corps.


Quand le vent se nie,
Alors c'est le vent.


Il y a des feuilles auxquelles
Il n'est pas question de parler.


Les massifs d'orties
Servent de cicatrices.


Pitié pour les bêtes
Qui n'ont pas de nuit.


Il y a des silences
Gros de silence.

Ils s'écoutent.


Les horizons
Surveillent les arbres.


Dans le domaine
Que je régis,

J'enquête.


Dans le domaine
On ne sait pas toujours
O
ù est la surface.


Le domaine
Est peut-être un rêve

Qui a trouvé
Son territoire.


Descendre dans l'étang

N'apprendra rien de plus
Probablement
Sur le domaine.


La branche -
Infatigable.


Les toits

Ne savent pas toujours
Ce qu'ils ont à faire.


Le ciel
N'est pas toujours chez lui.


On ne sait jamais
Ce que fera la branche,
la prochaine fois.


On t'accompagnera
Si tu trouves ta route.


L'eau de l'étang

Jamais surprise
En flagrant délit.


Du silence
Qui s'en prend
Il ne sait à quoi.


Il faut parfois
Beaucoup de lointain

Pour aller de la chambre
Jusqu'à l'étang.


Pendant tout ce temps,
L'eau

Ne pense qu'à soi.


Ce n'est rien.
C'est l'étang

Qui, cette fois,
Dort pour de bon.


L'oeil
Dans la tourterelle.

L'eau
Dans l'étang


Qui de nous
A pu

S'affranchir de l'absence ?


À force de croire
À sa propre joie,

La voici
Qui a le dessus.


La grande lumière aussi
Fait tâtonner.


Et ces pigeons
Qui revenaient
Nous étaler

Leurs mouvements
Trop réussis.


Vient un moment
O
ù le chêne lui-même

Pense à la durée.


S'il n'y avaient pas les ramiers,

Les rochers
Seraient plus fermés.


Pas pour toujours,
Dit la pluie.


Il y a des feuilles
Plus taciturnes.


Donnez vos preuves,
dit l'étang.


La ronce
N'est pas le pire


Tant de mains
qui hors du travail
Ne savent pas quoi.


Qui de nous
Ne braconne pas ?


Aux confins du domaine,

tous les regards
sans yeux.


L'eau
Sur le point de dire
Comme tout le monde :

Qu'est-ce qu'on me veut ?


La mousse,
Etonnée,

Autant qu'un chevreuil.


"Loin,
Loin,
Loin"

Criaient
Les corbeaux.

Dans le buisson,

Des yeux
De chevreuils ou de papillon.


Ces moments
Ou rien n'est intercepté.


Toujours le vent
Trouve à redire,

À lui-meme
Surtout.


Le froid -

À lui-même
Incompréhensible.


Là-haut
L'épervier dit :

C'est maintenant,
L'éternité.


Si l'on entendait
Le travail des radicelles,

Qui s'endormirait ?


On n'en finit pas
De s'habituer.


C'est avec du noir

Que les lampes fabriquent
Ces lumières qui grincent.


Quelque chose
A palpé l'air
dans le sous-bois.


Le lierre
Est, comme toi,
De la préhistoire.


Avoue toujours.

Plus tu en diras,
Plus tu en garderas.


Dormir, dormir,
Disaient les toits.

Mais quelque chose
Les reclamait.


Chaque arbre
A sa façon

D'appâter le soleil.


Il allait seul
Dans les allées,

Abandonné
Par son enfance.


Le noisetier
A dû dormir.

Il te regarde et cherche
À se rappeler.


La tourterelle
N'aura pas pitié.


De tous ceux du domaine
C'est encore toi
Qui mendies le plus.


Comme les lichens
Avoir soin du temps.


Le ver de terre aussi
T'a donné quelque chose.

Nous n'espionnons pas
Se murmurent les nuages.


Toutes ces ronces
Privées d'ennemis.


L'horizon
Ne cille jamais.


Nos veilles commencent
Au petit matin.


L'eau
Dans la terre
Est indulgente.

À la surface
Il lui en reste quelque chose.


La grenouille
Se souvient
Qu'elle doit chanter.


Ne comptez pas
Les soleils couchants.

Il y en aura.

Gallimard, 1967

 

 

QUELQUES NOTES DE LECTURE SUR DU DOMAINE, Poésie/Gallimard, 1977.

Ma première impression est celle d'une transparence de l'obstacle. La sensation du vent. Un vent bien situé, qui ne s'égare pas, mais est enclos, assis en un lieu. Pourtant, il s'agit bien d'un vent : transparent et rude ou dur. À la fois entraînant et repoussant. La simplicité du vocabulaire et de la syntaxe m'entraîne, m'invite à entrer. Mais l'indétermination me rebute, exerce contre moi sa force récalcitrante : "Dans le domaine que je régis, / On ne parle pas du vent." Il y a un espace, fortement dominé, mais la forme de la phrase est négative. Il y a du vent, une force, le moteur d'une perturbation possible mais la parole poétique ne cherche pas à dompter ou à utiliser cette force. Cet espace, les mots se refusent a vraiment le pénétrer. La négation inscrit sa clôture. Espace où règne, tout autant que le je, l'indéterminé. Que veut dire, d'ailleurs : "On ne parle pas du vent" ? Le domaine est clos mais le sens est ouvert.

On peut lire facilement, suivre le fil linéaire du propos. Allons-y.

La description se veut objective : "L'étang." C'est bref, concis, on ne peut davantage. On nomme, on ne dit rien. Si quelque présence surveille les lieux, ce rôle en est "confié aux arbres", mystérieuses (sages ?) sentinelles. Du reste, malgré la clôture, un accueil se fait, franc, insistant : "Avancez ! Avancez !" Néanmoins, le paradoxe demeure ; la négation tient une place essentielle dans le "domaine" que l'on cherche a visiter : "sans", "ne... pas", "oublié". Le "silence" est de rigueur. Rien n'est immobile, inéluctable. Pas de destin, pas de tragique : "Les allées ne sont pas / fatalement tracées." Pas de dimension sociale non plus : "Le cadastre est oublié."

Est-ce un monde dans le monde ou bien le monde revisité par la poésie ? Mystère : "Le dehors doit exister." Ce qui signifie peut-être qu'en ce lieu, on est pleinement dedans. Mais dans quoi ? Dans rien. Dans. L'intériorité presque érigée en absolu. C'est en tout cas un lieu régi par le je. Où celui-ci a comme absorbé presque totalement le monde extérieur. Un espace où la frontière entre le dedans et le dehors aurait disparu ? L'espace offre peu de liberté de mouvement : "Rien ne caracole / dans le domaine." "Des haies". Une pure clôture, semble-t-il. Etrange ! Une pure matière : "Rien ne caracole / (...) Sauf peut-être au plus grenu des pierres." Un pur déploiement de matière ? Peu de vide, en ce domaine. Le lieu est dense et indéfini. La clôture semble être constituée par les contours du je, peu décrit, seulement affirmé.

C'est que seul ce domaine paraît pouvoir révéler le je en question. Le domaine est le lieu de sa manifestation, mais non de son identité. Rien n'est dit du je, sinon son existence et sa fonction : régir. Un je en acte, visiblement.

En ce domaine, nulle entité bien découpée, nul objet, pas même la lune libre et légère, ni le soleil, interdit de "couche(r)", n'a droit de cité, sauf pour disparaître aussitôt. "Il n'y a rien / Qui ne cherche / A se rencontrer." Seul le lien, et non l'objet, peut résider en ces lieux. Seuls sont admis des forces, des flèches, des fluides apparaissant-disparaissant. L'étang, par exemple, malgré son statisme. Le vent. Peu d'affirmations, en dehors de celle-ci, un peu venteuse, justement : "Ah oui ! le vent !"

Il y a bien des "roses", mais "Qui ne pensent pas / A être des roses." Il n'est, en ce domaine, aucune conscience de l'identité. La rose est seulement vivante, grandissante, lentement mouvante.

Et, toujours, le gout de l'indéterminé : "La guerre / Entre les gris." Les sonorités s'affirment plus que les significations. On en retire comme une impression de nuance a l'infini, une palette de gris, l'anti-couleur qui integre juste ce qu'il faut de couleur. Nulle lumière qui puisse rendre visible quelque chose ; elle ajoure seulement une démultiplication de gris.

Bizarrement, il y a un "autour" du domaine. Autour du je ? Un ailleurs où le vent s'aventure. Mais ne trouve pas de "porte-parole". C'est d'ailleurs à lui qu'est dévolue la parole, plutôt qu'au je. Mais ce vent un peu loquace n'est pas relayé ni même écouté : "La source n'écoute pas le vent." De toute façon, il "rabâche". Que rabâche-t-il ? "L'outre-pierraille". C'est-a-dire ? L'au-delà de la pierre ? Ce qui se meut en secret au creux des pierres, dans l'infime des molécules ? On ne saura rien de ce langage douteux, ou la pierre elle-même s'effiloche quelque peu dans le suffixe -aille, un tantinet péjoratif. Langage dont on sait seulement qu'il est "outre", au-delà du silence de la matière qui pourtant l'inspire.

Le vent parle. Plus exactement, il écrit. Mais de façon bien curieuse, tautologique : le vent écrit le vent. Serait-ce que le je n'écrit que le je ou que le monde ne parle que du monde ? Pures présences, liées entre elles mais muettes. On peut parler de soi, a condition de ne tracer que ses propres contours, en laissant la vacuité s'exprimer comme elle peut : "Il n'y a pas que le vent / A écrire le vent." Le vent, portrait du je ? A la fois enclos dans le domaine et flottant autour de lui, cherchant a en sortir comme a s'y protéger ? Un vent, un je qui sait se poser, clair, stable et profond comme l'étang, qui est la nostalgie de la mer. Le je serait-il nostalgique d'un soi plus ample, introuvable ?

Comment accorder l'esprit et la matière ? L'humain et le dehors ? L'homme et l'univers ? "Le centre / Est comme un chant / Qui lui-même s'entendrait." Peut-être le domaine est-il ce centre ou l'accord essentiel pourrait se faire. Mais ce domaine - le poème - est innommable. L'espace d'une conscience autre de l'univers s'esquisse ici, à la fois salvateur et difficile à pénétrer, à apprivoiser. Dans l'incertitude et la perméabilité des frontières. Espace plus lucide mais plein d'interrogations, de négations et de silence. Le poème explore ses propres limites, ses rives mouvantes où cependant se tisse une possible plénitude. Est-ce un hasard si la fin du recueil ne peut s'écrire qu'au futur ? Des éclats de vent se disent, brefs, concis, denses comme la pierre, exacts comme la vigilance.

 

 

BIOGRAPHIE

Poète français, il naît à Carnac en Morbihan, le 5 août 1907, imprégné par le paysage pierreux et marin de Bretagne. Son père, d'abord marin, se fait gendarme et l'emmene à Jeumont (Nord) en 1909, à Saint-Jean-Brévelay (Morbihan) en 1912, à Ferrette (Haut-Rhin) en 1919.

Après avoir passé un baccalauréat de mathématiques et avoir été reçu au concours de 1926 dans l'administration de l'Enregistrement (Alsace, Ardennes), il devient en février 1935 fonctionnaire dans l'administration des Finances.

Ensuite, il vit à Paris. Il prend, en 1967, sa retraite d'inspecteur de l'Economie nationale. Il s'est occupé notamment de contentieux fiscal, de reconstruction, d'économie nord-africaine, de conjoncture, d'aménagement du territoire.

Il devient l'ami de Jean Follain qui l'introduit dans le groupe Sagesse. Puis il appartient au groupe de l'Ecole de Rochefort.

Catholique pratiquant jusque vers trente ans, il devient sympathisant communiste lors de la guerre d'Espagne, adhàre au Parti communiste français en 1942 et reste fidèle à cet engagement jusqu'en 1980.

Après une période de résistance, de rébellion contre l'ordre social et l'ordre des choses, s'esquisse un retour à l'interrogation, une tentative d'apprivoiser le monde et son silence. Refusant la métaphysique, il choisit l'ici, qu'il explore sans fin, passionnément. Sa poésie est concise, franche comme le roc, rugueuse et généreuse, tout en demeurant suggestive.

Il meurt à Paris le 19 mars 1997.