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André Duhaime
Début du haïku en Amérique

J’aimerais exposer brièvement les origines du haïku au Québec, sinon au Canada français, je précise «français» puisque le haïku se pratique aussi en anglais et en japonais au Canada. Nos pionniers sont Jean-Aubert Loranger, Simone Routier, Félix-Antoine Savard et Jocelyne Villeneuve. Je rappelle que le premier recueil de haïku, en France et en langue française, est Au fil de l’eau, composé en 1905 (ou 1903 selon certains) par Paul-Louis Couchoud, André Faure et Albert Poncin. Je tiens à préciser que, jusqu’à la fin des années 1970, en France comme au Québec, on écrivait «haïkaï» (ou haï-kaï, Haï-Kaï, hai kai, Hai-Kai, etc.), alors que maintenant on utilise «haïku» («haiku» étant utilisé en anglais), ce que je fais dans ces pages.

Jean-Aubert Loranger

Montréalais, Jean-Aubert Loranger a vécu de 1896 à 1942; il a surtout été reconnu comme journaliste et conteur. Ce poète qu’on disait mineur, marginal, et qui n’a publié que deux recueils (Les Atmosphères en 1920 et Poëmes en 1922) est depuis quelques années considéré comme un des pères de la poésie québécoise moderne; ses deux recueils ont connu trois rééditions québécoises (1970, 2001 et 2005) et une française (1992).

Loranger a composé et publié, dans la section «Moments» du recueil Poëmes (1922), 19 «anciens poèmes chinois haikais et outas», soit 4 haïkus et 15 tankas sur le mode japonais. Il est plutôt difficile de savoir pourquoi le haïku a exercé une telle fascination alors que le tanka (poème japonais de 5/7/5/7/7 syllabes) est resté presque totalement inexploré malgré les efforts déployés en ce sens, dès 1921, par Jean-Richard Bloch et ses amis!

Ce jeune homme était au courant des formes poétiques orientales et du mouvement japoniste en Europe. Il a été membre du groupe/revue avant-gardiste Le Nigog (1918) et a eu entre autres collègues, Guy Delahaye (le psychiatre de Nelligan), Paul Morin et Robert de Roquebrune (son cousin). De retour à Montréal après des études à Paris et en Europe, ces poètes ont fustigé les partisans du régionalisme et de tous les «repaires de vieilleries». Ce fut la lutte entre eux (les Exotiques) et les écrivains du terroir (les Régionalistes). On notera que le haïku a été à la fois une tentative d’ouverture sur l’Orient et un outil révolutionnaire, ou poème-laboratoire, pour les poètes surréalistes des années 1920, pour des poètes français et les poètes Beat américains des années 1950.

La bibliothèque de Loranger était française. Il suivait l’actualité littéraire et ses divers courants, notamment en lisant les «Chroniques» que Jules Romains faisait paraître dans L’Humanité, et en lisant même certaines des oeuvres dont parlait le chroniqueur. Jules Romains, activement favorable à la propagation du haïku, présentait et commentait ce qui se publiait, en livre et en revue, tant dans les revues de province tels Le Pampre de Reims et La Gerbe de Nantes, que dans celles de Paris: la revue Les Lettres de Fernand Gregh, La Revue Franco-nipponne, La Grande Revue, et bien sûr La Nouvelle Revue Française où Jean Paulhan a publié une anthologie représentative du haïku français, cela en septembre 1920.

La lampe casquée
Pose un rond sur l’écritoire.
─ Une assiette blanche.

Et j’attends l’aurore
Du premier jour de sa mort.
Déjà! Se peut-il ?

L'aube éveille les coqs
Et tous les coqs, à leur tour,
Réveillent le bedeau.

L’aube prend la lampe,
Au pavé des pas pressés,
─ La première messe.

Simone Routier

Simone Routier, qui a vécu de 1900 à 1987, est aujourd’hui considérée comme une des premières femmes de notre modernité. C’est ce qu’écrit Louise Dupré dans sa préface d’une toute récente édition de poèmes choisis de Simone Routier, parmi lesquels on retrouve six haïkus. Avec Loranger, il semble qu’elle ait été la seule à composer et à publier des haïkus, soit 14, dans son premier recueil de poèmes, L'Immortel adolescent (1928).

Comment cette jeune femme a-t-elle découvert le haïku? La réponse est que son mentor était Paul Morin, lequel maintenait des liens très étroits avec des poètes français. Ainsi, Routier a très probablement eu accès à la même bibliothèque «française» que Loranger. Elle a sûrement lu les haïkus de Loranger puisqu’ alors on ne publiait que quelques recueils par année. Une bibliothèque actualisée quand on constate que la définition qu’elle donne du «Haï Kaï» dans son recueil de 1928, est celle des traducteurs Kuni Matsuo et Steinilber-Oberlin, lesquels avaient fait paraître à Paris Les Haikai de Kikakou (1661-1707) en 1927 et Les notes sur l’oreiller de Sei Shônagon (?966-?1000) en 1928. Routier a eu le temps de recevoir, lire, imiter les textes de cette poétesse japonaise et de les publier cette même année 1928 ! Je mentionnerai que Fernand Gregh a été un des premiers haïkistes français et que, lors de son séjour à Paris, Simone Routier était de son cercle et qu’il a rédigé la préface de son recueil Les Tentations (1934). Routier comme Gregh ont délaissé la forme brève pour le long vers claudélien; Loranger, disciple de l’unanimisme, et Jules Romains sont allés vers la prose.

Violon lointain
Meubles bas, jour au déclin,
Notre cher silence . . .

Mon cœur qui t’attend
Toujours le silence,
Et l’immense effeuillement . . .

Pavés désertés,
Chaude, étrange avalanche:
Juillet, un dimanche

Élégantes verreries
Parfums exhalés:
Bonheurs en allés . . .

Félix-Antoine Savard

C’est par Paul Claudel, ambassadeur au Japon de 1921 à 1927, que Félix-Antoine Savard (1896-1982) est venu au haïku. Il est étonnant de pouvoir associer «Savard» et «haïku» au lieu de «Savard» et «Menaud», ce roman qui a été donné à lire à des générations d’écoliers. Mgr Félix-Antoine Savard a toujours été un fervent admirateur de l’écrivain catholique qu’était Paul Claudel. Il a écrit: «Les poèmes japonais qu’on appelle des Haï-Kaï m’ont toujours vivement impressionné […] Dans un petit livre intitulé Cent Phrases pour éventails, Paul Claudel m’avait jadis suggéré de faire à son exemple». Si le jeune Savard a lu l’édition japonaise de 1927 ou l’édition de Gallimard de 1942, s’il a longtemps ou non composé des haïkus, il n’en a publié que très tard, à 78 ans: son recueil Aux marges du silence a été publié en livre d’artiste en 1974 puis en édition commerciale en 1975. Voici quelques extraits de ce tout premier recueil du Québec entièrement consacré au haïku.

Cimes pures des monts
où mon regard a cueilli
un bouquet de chrysanthèmes !

Comme un athlète
nu
Ce bouleau dans l’aurore !

Je vois un lent poème
qui descend
par le sentier des vaches.

Jocelyne Villeneuve

Née à Val d’Or en 1941, Jocelyne Villeneuve a vécu et est décédée à Sudbury en 1998. Contrairement aux trois autres poètes nés dans de vieilles familles bourgeoises, elle venait d’une famille modeste. Le nord de l’Ontario n’est pas un milieu auquel on penserait pour l’épanouissement d’une forme de poésie d’origine japonaise. Or, est-ce l’explication, Madame Villeneuve était diplômée en bibliothéconomie et durant quelques années bibliothécaire à l’Université Laurentienne de Sudbury. En plus de l’éloignement géographique, Jocelyne ViIleneuve a été victime d’un accident qui l’a rendue quadraplégique : elle n’a pu écrire que grâce aux mains qu’on lui prêtait ! En plus des poèmes, le premier de ses trois recueils de haïkus, La Saison des papillons, (Naaman, 1980), contient un essai sur l’histoire et le déclin du haïku en France et sa popularité croissante en anglais. Déclin qui allait se transformer en explosion magnifique avec la venue d’Internet, médium qui allait faire circuler l’information et stimuler la créativité des poètes. Elle a eu le temps de voir «sa page» sur le site web que je venais de créer mais elle est décédée avant que ne soit publiée la version papier de Haïku sans frontières - une anthologie mondiale (David, 1998).

Pique-nique. La fourmi
sur la nappe quadrillée disparaît
dans un carreau noir.

Le jour s’anime.
Sur le feu, l’eau qui bout
à petit bruit.

Le ciel dans l’eau,
Les poissons se faufilent
sous les nuages.

Couleurs de l’été
mêlées aux cris d’un enfant
qui n’est pas le mien…

En conclusion, le haïku gagne en popularité auprès des poètes et même en reconnaissance auprès de diverses institutions et éditeurs. Comme je me suis intéressé aux origines, et afin de vous permettre de poursuivre vos lectures, je mentionnerai quelques ouvrages qui viennent d’être réédités: Cent phrases pour éventails de Paul Claudel (Gallimard, coll. Poésie, 1996); Le haïkaï: les épigrammes lyriques du Japon de Paul-Louis Couchoud (La Table Ronde, 2003); Au fil de l’eau de Paul-Louis Couchoud, André Faure et Albert Poncin (Éditions Mille et une nuits, 2004); Les Atmosphères suivi de Poëmes de Jean-Aubert Loranger (Nota Bene, 2004) et Comment vient l’amour et autres poèmes de Simone Routier (Herbes Rouges 2005).

André Duhaime / le 31 mars 2006