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Dr. Joseph Dubois
(avec la collaboration de Patrick Le Nestour)

Les débuts de la poésie japonaise en France
[article proposé par l'association France Japon Nord]
http://membres.lycos.fr/cherrycell/poesie.htm


Introduction

Par la vogue du japonisme et la création des études japonaises à Paris, la littérature japonaise est progressivement introduite en France à la fin du XIXème siècle. Quelques ouvrages anglais, de F.V Dickins (Hyak Nin Is’Shiu, stanzas by a Century of Poets being Japanese Lyrical Odes, London, 1866), Chamberlain (The Classical Poetry of the Japanese, London, 1880), Aston (A History of Japanese Litterature, London, 1899) avaient déjà abordé l’étude des textes littéraires japonais sans entraîner la création d’une école poétique d’inspiration japonaise en Grande-Bretagne.

En France apparaissent les premières anthologies japonaises : celle de Rosny (1) consacrée Manyôshu et au Hyakunin isshu ne distingue pas encore le haikai. Elles ne reprennent le plus souvent que les études anglaises. La parution des Poèmes de la libellule par Judith Gautier (2), puis la traduction par Henry D. Davray de la Littérature japonaise d’Aston, viennent progressivement renforcer cet intérêt nouveau pour la poésie japonaise. Mais il faut attendre le retour des premiers voyageurs qui ont séjourné au Japon pour que naissent une meilleure connaissance et un engouement pour de nouvelles formes poétiques inspirées du Japon.


Les cercles littéraires

L’influence du japonisme, en particulier avec les frères Goncourt, conduisit de nombreux poètes français à s’intéresser à la poésie japonaise. Le magazine La Plume avait consacré des octobre 1893 un de ses numéros à l’Art et la Femme au Japon, sous la direction de Félix Régamey. La même année José Maria de Hérédia, présidant au dixième dîner de ce magazine littéraire, n’allait pas rester insensible au charme de la littérature d’extrême-Orient. Au début du siècle suivant de jeunes poètes vont créer une Ecole du haikai français. Des noms aussi connus que ceux de Jules Romains, Paul Eluard, Max Jacob ou Jules Renard viendront côtoyer le développement de cette école du haikai français.


Les écoles du haikai en France

C’est dans la traduction française du livre d’Aston A History of Japanese Literature, publiée en 1902 en français sous le titre Littérature japonaise, qu’on trouve pour la première fois un chapitre mentionnant le haikai.

Claude Maître, pensionnaire de l’Ecole française d’Extrême-Orient et son futur directeur, en tirera un compte rendu sur Bashô dans le Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient t. III, en 1903. A son retour en France Claude Maître devenant directeur de Japon et Extrême-Orient veillera à inclure quelques articles de Paul-Louis Couchoud au sein de cette revue plutôt économique et politique.


Un pionnier : Paul-Louis Couchoud (1870-1959)

Il séjourna neuf mois au Japon au début du siècle, de septembre 1903 à mai 1904, au début de la guerre russo-japonaise, grâce à une bourse d’Albert Kahn. C’était aussi au Japon l’époque de la renaissance du haikai grâce aux travaux de Masaoka Shiki (1867-1902) qui avait été co-fondateur, en 1897, de la revue Hototogisu, revue entièrement consacrée au haiku (3). Couchoud, à son retour en France, fit publier en 1905 une rarissime plaquette contenant 72 haikai (en fait des haiku), tirée à 30 exemplaires, jamais mise dans le commerce, intitulée Au fil de l’eau. Il s’agissait d’impressions d’un voyage effectué sur les canaux avec le sculpteur Albert Poncin et le peintre André Faure. Ces 72 tercets furent la première impression de haikai français. L’année suivante il fait publier Les haikai au sein du n° 7 de la revue Les Lettres, fondée par Fernand Gregh, et Les Epigrammes lyriques du Japon également en 1906, qui seront repris dans Sages et poètes d’Asie, publié pour sa première édition en 1916. Il s’intéresse tout particulierement à Buson dont il rapporte les premières traductions en France.

Faisant partie du comité de rédaction de la revue Japon et Extrême-Orient (4) il y fait publier en janvier 1924 la préface de son ouvrage Sages et Poètes d’Asie, par Anatole France (5). Dans le n°3 de cette revue Paul-Louis Couchoud publie les pages inédites de son carnet de voyage au Japon pendant la guerre russo-japonaise. C’est grâce aux publications de Paul-Louis Couchoud que Rainer Maria Rilke (1875-1926) trouvera, installé à Meudon, inspiration dans la poésie japonaise. Cette même année 1924 il publia aussi Luciole, conte japonais, raconté a Marianne Couchoud par son père, Paul-Louis Couchoud. Philosophe et médecin (il sera le médecin d’Anatole France), se tournera ensuite vers l’étude des religions. Sous le titre Japanese Impressions, son ouvrage Sages et Poètes d’Asie sera également traduit en anglais en 1920.

Il est plus connu en France par ses ouvrages sur Pascal et Spinoza et par l’édition de nombreux mémoires et livres sur le christianisme que par ses écrits sur le Japon. C’est encore Paul-Louis Couchoud qui imposera en France la dénomination haikai parmi les autres termes japonais (haiku, haikai, hokku et ku). D’autres Français comme Noël Péri, Louis Aubert, Félicien Challaye, André Bellesort viennent renforcer dans leurs ouvrages l’intéret pour cette forme de poésie...

Sur cette terrasse 5
Au pied du donjon 5
Venir au crépuscule 6

En demi couronne 4
Parler d’amour.... 4
Des toits gris et bruns 5

Paul Louis Couchoud 1905


Albert de Neuville et ses épigrammes

En 1908, à Paris, est publié à 300 exemplaires un petit ouvrage d’épigrammes à la japonaise avec 163 quatrains (6). Il est réédité en 1921 avec 249 quatrains. La présentation repose souvent sur des textes d’auteurs japonais (Tsurayuki, Bashô, Issa, Buson, etc) à partir de traductions de Paul-Louis Couchoud ou de Michel Revon. A la fin de l’ouvrage l’auteur donne des textes imités dont l’origine est principalement japonaise.

Décembre est venu 5
Plus un oiseau ne pépie 7
Au sommet du peuplier nu 8
Se balance un nid de pie. 7


Les influences sur la poésie française

Couchoud nous explique que cette sensibilité particulière à la poésie japonaise en France vient probablement d’un « besoin de la sensibilité contemporaine qui, depuis Verlaine et Mallarmé, se méfie de l’éloquence et cherche à fixer par la poésie la sensation et le sentiment élémentaires ». Comme le soulignaient récemment nos études sur le symbolisme, il y eut dans cette veine poétique une excellente préparation a la greffe japonaise. De nombreux hommes de lettres publient sur le haiku (appelé alors haikai): dans ses notes sur le Livre des haikai de Julien Vocance (7), René Maublanc cite les ouvrages de Jean Baucomont, Marc-Adolphe Guégan, Albert Flory et René et Henri Druart (ces deux derniers de l’école de Reims).


Julien Vocance

La guerre 14-18 avait déjà favorisé l’éclosion d’une poésie française inspirée par le haiku. C’est Paul-Louis Couchoud qui persuada Julien Vocance de faire publier ses impressions des tranchées de la guerre 14-18 qui parurent au sein de la Grande Revue en mai 1916 (8). Ainsi fut formé le premier groupe des haijin français avec Paul Vocance, Jean Paulhan (1884-1968) (qui dirigera la NRF de 1925 a 1940, puis à partir de 1953) et Paul Eluard (1895-1952). Les publications suivantes eurent lieu dans La Connaissance en juin 1921 et la Nouvelle Revue française en avril 1924. Dans son ouvrage Le livre des haikai publié en 1937 (9), Julien Vocance dédie sa lettre-préface à Paul-Louis Couchoud. Cet auteur, qui nous confie que la prose l’assomme, se réfere à René Maublanc et aux collectionneurs d’estampes et de netsuke. A la manière de Hokusai il consacre un chapitre aux Trente-six vues du mont Fuji et signe ses oeuvres Julien Vocance, « le vieillard fou d’analogies passionné de correspondances » (10).

Le faiseur de haikai 7
Réfléchira par le monde 7
Le divin, l’humain, l’immonde 7

Julien Vocance


L’école de Reims

Parmi les écoles du haikai français, celle de Reims fut particulièrement brillante et les études et poésies de René Maublanc nous fournissent de précieux renseignements sur l’évolution des influences politiques du Japon en France (11). Dans la revue Le Pampre, il présente 283 haikai choisis, certains étant signés de Jean Breton, Paul-Louis Couchoud, Paul Eluard, Frenand Gregh (12), Jules Renard, principalement tirés de La Gazette des sept arts, La Grande Revue, LHumanité, La Vie. C’est grâce à l’appui de René Druart, alors directeur de la revue Le Pampre que ces études furent publiées. Dans son numéro 10-11 cette revue nous présente de très nombreux haijin français : Jean Bach-Sisley, Jean Baucomont, Jeanne Bélédin-Destranges, P.A. Birot, Jean-Richard Bloch, André Bocquet, André Cuisenier, Pierre de Palma, Gilbert de Voisins, Rita del Noiram, Marianne Fock, Georges Garreta, René Georgin, Maurice Gobin, Victor Goloubeff, J-M Junoy, Roger Lecomte, Henri Lefebvre, Georges Long, Frédéric Nietzsche, Olivier Realtor (auteur de tercets non rimés des 1914), René Sabiron (frère de Georges Sabiron qui disparut pendant la Grande guerre), et Roger Vaillant.

Les feuilles sont tombées 6
Au piano 3
Pauvres arbres tout nus 6

Quatre mains 5
Pour passer l’hiver 5
Un seul coeur 3

René Maublanc


Louis Aubert

Des 1905, dans La Revue de Paris, Louis Aubert fait publier un article contenant neuf hokku (sic) traduits de Chamberlain. Il reprendra ces traductions melées au texte, à la japonaise, lors de la parution de son ouvrage Paix japonaise en 1906, dans le chapitre sur le paysage japonais. Les évocations de paysages et de saisons japonaises sont émaillées de vers de Bashô, Ryôta, Etsujin, Arakida Moritake, Kyôrai, et Onitsura... Il tente d’établir un parallele entre la poésie japonaise et la peinture classique de ce pays.


Michel Revon

En 1910, Michel Revon fait publier chez Delagrave une Anthologie de la littérature japonaise des origines au XXème siècle. Rééditée de nombreuses fois, elle complète notre connaissance de la poésie japonaise jusqu'à l’ère Meiji. On y trouve la traduction de haikai de Bashô et ses « dix disciples » : Kikaku, Ransetsu, Kyorai, Kyoroku, Shikô, Jôsô, Yaba, Sora, Etsujin, Hokushi, et par ailleurs Buson, Chiyo (la seule poétesse de l’anthologie), et de nombreux autres auteurs. Cette anthologie favorise la prise de conscience de l’étendue de la littérature et de la poésie japonaises.


Les traductions de Kuni Matsuo et Steinilber-Oberlin

Parmi les plus belles publications concernant les haikai on retiendra les ouvrages publiés par Kuni Matsuo (13) et Steinilber-Oberlin. Ce dernier était né à Paris en 1878, ancien élève de l’Ecole des Hautes Etudes, de la Sorbonne et de l’Ecole des langues orientales. Ils traduisirent et firent publier : Les Haikai de Bashô et de ses disciples illustrés par Fujita (14), et Les Haikai de Kikakou (15). Leurs livres sont aujourd’hui recherchés.


Georges Bonneau

Il joue un rôle prépondérant dans la diffusion et la connaissance de la littérature et de la poésie japonaise en France (voir notre dernier numéro, qui lui a été consacré). Malheureusement la survenue du second conflit mondial vient ralentir la publication de ses oeuvres sur le Japon.

Samidare ni 5
Kakurenu mono ya 7
Seta no hashi 5

Pluie saisonnière 4
Seul à transparaître 5
Le pont de Seta 5

(Traduction d’un haikai de Bashô par Bonneau)


Ecole du tanka en France

Des 1921 Jean-Richard Bloch avait fait paraître les premiers tanka français au sein des Cahiers idéalistes. Beaucoup moins célèbres que les ouvrages et l’école du haikai en France, les quelques tentatives d’introduction du tanka en France sont aussi interrompues par le second conflit mondial. André Suares fait publier quelques Tanka d’Occident dans le n°49 de 1940 de « France-Japon ».

Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que naisse, à partir de 1948, une Ecole internationale du tanka, sous la présidence d’honneur de Claude Farrère. En 1952 fut créée une Revue du tanka international. Jeanne Grandjean fera publier Shiragiku et Sakura. Sans s’inspirer directement du haikai ou du tanka, d’autres poètes porteront un intérêt nouveau à la poésie japonaise comme Henri de Régnier qui publie dans les revues consacrées au Japon (16).

Trois pauvres abeilles
Se traînent péniblement
Sous le vent glacé...
D’un pied cruel, une femme
Les écrase sans pitié.

(Jeanne Grandjean in Shiragiku à Atami 1963)


Conclusion

Les différentes écoles de perception de la poésie japonaise ne sont jamais parvenues à définir des normes définitives de traduction: recherchant souvent plus l’effet poétique que le respect de la métrique, la distique de la poésie japonaise peut se retrouver sous forme de tercets, de quatrains ou de quintes. Aucune norme concernant les rimes n’a été imposée pas plus que pour l’adaptation hétérométrique des tercets et distiques d’origine. On se trouve donc confronté à des essais disparates, dont le seul fondement reste la source et l’inspiration. Quelques poètes modernes continue la tradition en tentant parfois de créer des modes d’inspiration nouvelle. On citera aussi André Delteil qui a consacré sa thèse de doctorat au haiku, Alain Kervern qui a publié une anthologie du haiku et des traductions de haikai, Patrick Blanche...

On ne manquera pas de signaler la présence dans le nord de la France de Patrik Le Nestour et de Joan Titus-Carmel, qui après son ouvrage sur les 99 haiku de Ryôkan (mort en 1831) (17), vient de faire paraître des traductions des haikai de Bashô et Buson.

Notes

1 Rosny, Léon de: Anthologie japonaise poésies anciennes et modernes des Insulaires du Nippon, Paris, Maisonneuve, 1871 (il existe deux publications différentes, une destinée aux étudiants, l’autre de grande qualité pour les Japonistes)

2 Gautier, Judith : Poèmes de la libellule, Paris, Gillot, 1884.

3 Marquet, Christophe : La revue Hototogisu et l’art du croquis sur le vif, Mémoire, INALCO, 1989.

4 « Japon et Extrême-Orient », revue mensuelle, Paris, Bernard, n°2, janvier 1924

5 Cette préface sera traduite dans l’édition anglaise

6 Neuville, Albert de : Epigrammes à la japonaise, Paris, Bosse, 1921.

7 Vocance, Julien : Notes sur « Le Livre des hai-kai », in « France-Japon » n°320 (1937), p.101.

8 Ces cent visions de guerre seront republiées au sein du Livre des hai-kai en 1937.

9 Vocance, Julien : Le Livre de haikai, Paris, Société française d’éditions littéraires et techniques (Bibliothèque du Hérisson), 1937.

10 Voir aussi les haikai jumelés de Julien Vocance, in « France-Japon » n°30 (1938), p.284.

11 Maublanc, René: Le Haikai français, in « Le Pampre », n°10/11, Reims, 1923

12 Gregh, Fernand : pour mieux connaître cet auteur « fou des mots », lire l’article qui lui est consacré in « Revue franco-nippone », n°1, février 1926.

13 Kuni Matsuo a fondé la revue « France-Japon » en 1934.

14 Kuni Matsuo et Steinilber-Oberlin : Haikai de Bashô et de ses disciples, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1936.

15 Kuni Matsuo et Steinilber-Oberlin : Les Haikai de Kikakou, Paris, Les éditions G. Gres, 1927.

16 Régnier, Henri de : « Strophes » in « Revue franco-nippone », n°1, février 1926.

17 Titus-Carmel, Joan : Les 99 haiku de Ryôkan, Paris, Ed. Verdier, 1986.

 

 

Le Dr. Joseph Dubois, président honoraire de L'association France Japon Nord, possède l'une des plus importantes collections d'albums de photos japonais en Europe.
http://membres.lycos.fr/cherrycell/afjn.htm