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Paul Claudel (1868-1955)
Haï-kaï
Journal II. 16 décembre 1936, p. 168.
Haï-kaï :
Comme un flocon de neige –
Le papier a résorbé l'écriture –
il n'y a plus rien.
Autre :
Le papier blanc comme un flocon de neige –
a absorbé le sens –
il reste écriture.
Paul Claudel
Cent Phrases pour éventails (DOC) (PDF)
= 百扇帖 [Hyaku sen chō]
Composés de juin 1926 à janvier 1927
Calligraphiés par Ikuma Arishima [ 有島生馬 ]
Tokyo : Koshiba, 1927, 3 vol. (non paginé ) ; 30 x 11 cm.
3 vol. étroits in-4, leporello à la japonaise avec ais de carton recouverts de toile, peinture dorée et argentée déliables à la manière des éventails, pièces de titres sur chacun des 3 vol., l'ensemble dans chemise de toile bleue, pièce de titre, attaches en os, intérieur mouchetés de paillettes d'argent. Livres entièrement lithographiés d'après le manuscrit de l'auteur (par Koshiba). 1/50 ex. numérotés en rouge hors-commerce, d'un tirage total à 200 ex., tous sur papier Senga. La page, divisée en 3 horizontalement, présente des caractères japonais et les haïkus de Claudel. Les 172 phrases sont aussi calligraphiées par le poète lui-même et les idéogrammes sont choisis par Yamanouchi et Yoshié et tracés par Ikuma Arishima.
1927
PRÉFACE À CENT PHRASES POUR ÉVENTAILS de Paul Claudel1942
C'est le recueil de ces poëmes aujourd'hui pour la première fois après seize ans prêts à s'envoler sous notre ciel de France, que jadis au Japon, à la recherche de leur ombre, j'ai essayé effrontément de mêler à l'essaim rituel des haï kaï. Qui m'aurait permis — ce n'est pas ce pinceau déjà vibrant au plus délié de mes phalanges, ce n'est pas ce papier offert, aussi craquant que la soie, aussi tendu que la corde sous l'archet, aussi moelleux que le brouillard — de résister à la tentation là-bas partout ambiante de la calligraphie ? Ne suis-je pas, moi aussi, un spécialiste de la lettre ? Et la lettre occidentale, telle qu'au fil de notre pensée elle s'intègre en mots et en lettres, n'est-elle pas dans le geste qui la lie à ses voisines quelque chose d'aussi animé et péremptoire que le sigle chinois ? Le caractère s'imprime d'un seul coup sur l'idée et la propose, affichée, immobilisée à la correspondance de la constellation graphique qu'il évoque autour de lui. Mais la lettre dans son analyse et report sur la ligne horizontale du concept imaginaire est à la fois figure et mouvement, une espèce d'engin sémantique. O, suivant sa jonction avec les autres traits alphabétiques, peut être le soleil, la lune, une roue, une poulie, une bouche ouverte, un lac, un trou, une île, un zéro, — la fonction de tout cela. I peut être un dard, l'index tendu, un arbre, une colonne, l'affirmation de la personne et de l'unité. M est la mer, la montagne, la main, la mesure, l'âme, l'identité. Et si de toutes ces bouches et barres ajoutées nous formons un mot, quel idéogramme plus parfait que cœur, œil, sœur, même, soi, rêve, pied, toit, etc. ? Le mot chez nous (qui signifie : acquis par le mouvement) est un ensemble obtenu par une succession. Il vibre encore, il émane encore dans cet arrêt du blanc qui le limite l'allure de la main qui l'a tracé. On assiste à l'élan qui a noué les anneaux de cette chaîne. On va dans une direction qui est de gauche à droite, et la main, une ligne sous l'autre ligne, reprend inlassablement le même trajet. Le poëte va dans la direction de son lecteur, puis revenant vers lui-même, comme la plume à l'encrier, il recommence le parcours.
Seulement le papier est lisse, les lettres, penchées toutes en avant, créent une espèce de pente qui entraîne, et le poëte bientôt, s'il ne surveille pas sa monture, qui est cette plume effrénée entre ses doigts, ne s'occupe plus que du but et non pas des vestiges que laisse derrière lui sa course.
Mais qu'à la plume il ait substitué le pinceau, tout change ! À l 'attelage incliné des trois doigts et du style se substitue une attention verticale. À la vocalise continue une analyse lettre à lettre. Le mot, lentement dessiné et perpendiculaire à l'œil, dégage le sens total des diverses efficiences qu'il coagule (et dans ce mot même que je viens d'écrire, est-ce que l'encre ne fait pas briller aux yeux du lecteur une triple goutte ? ). Le poëte n'est plus seulement l'auteur, mais comme le peintre, le spectateur et le critique de son œuvre, au fur et à mesure qu'il se voit lui-même en train de la réaliser. Sa création se fait sous ses yeux au ralenti. Il a le temps. Dès lors, pourquoi la contrainte extérieure et mécanique du papier et de la prosodie ? Laissons à chaque mot, qu'il soit fait d'un seul ou de plusieurs vocables, à chaque proposition verbale, l'espace — le temps — nécessaire à sa pleine sonorité, à sa dilatation dans le blanc. Que chaque groupe ou individu graphique prenne librement sur l'aire attribuée l'habile position qui lui convient par rapport aux autres groupes. Substituons à la ligne uniforme un libre ébat au sein de la deuxième dimension ! Et puisque c' est la pensée seule par une espèce de choc en retour qui solidifie les successifs éléments du mot, pourquoi ne pas retarder quand il le faut par un espacement calculé la résolution du noir caillot intellectuel et prolonger l'insistance de l'appel qu'il articule ?
Le poëme lui-même s'inscrit sur deux colonnes parallèles, la marge étant réservée à ce qu'on peut appeler titre ou racine ou exclamation.
Brangues, 25 juin 1941*
* Bien entendu je fais appel à l'indulgence du lecteur pour un calque typographique forcément imparfait. 1952.
phrases 1-3
Traduction des idéogrammes:
1.
牡丹 Botan: pivoine.
2.
色 Iro: couleur.
匂 Nioi: odeur.
3. 藤 Fuji: glycine.
蛇 Hebi: serpent
phrase 4
Traduction des idéogrammes:
藤 Fuji: glycine.
柏 Kashiwa: chêne.
phrases 16-18
Traduction des idéogrammes:
16. 影 Kage: ombre.
月 Tsuki: lune.
17. 影 Kage: ombre.
墨 Sumi: encre.
18. 長谷 Hase: [Temple] Hase (Hase-dera).
phrase 20
Traduction des idéogrammes:
花 Hana: fleur.
脆 Moroi: fragile.
phrase 22
Traduction des idéogrammes:
瞑目 Meimoku: fermer les yeux.
phrase 23
Traduction des idéogrammes:
我 Ware: moi, je.
在 Aru: être.
phrase 26
Traduction des idéogrammes:
花 Hana: fleur.
消 Kieru: disparaître.
phrase 45
Traduction des idéogrammes:
盲 Mekura: aveugle.
闇 Yami: obscurité.
phrase 77
Traduction des idéogrammes:
扇 Ôgi: évantail.
詩 Shi: poème.
phrase 80
Traduction des idéogrammes:
杜鵑 Token (autre nom de hototogisu): coucou.
phrase 87
Traduction des idéogrammes:
扇 Ôgi: évantail.
談 Dan: dialogue; raconter.
phrase 93
Traduction des idéogrammes:
渓 Kei: torrent.
源 Minamoto: source.
phrase 100
Traduction des idéogrammes:
今 Kon: aujourd'hui.
明 Myô: demain.
phrase 101
Traduction des idéogrammes:
黙 Moku: silence.
時 Toki: temps.
phrase 105
Traduction des idéogrammes:
杉 Sugi: cèdre.
藤 Fuji: glycine.
phrase 107
Traduction des idéogrammes:
柏 Kashiwa: chêne.
塔 Tô: tour.
phrase 108
Traduction des idéogrammes:
蓮華 Renge: lotus.
phrase 130
Traduction des idéogrammes:
梅 Ume: prune.
米 Kome: riz.
phrase 141
Traduction des idéogrammes:
春 Haru: printemps.
舞 Mai: danse.
phrase 153
Traduction des idéogrammes:
水滴 Suiteki: goutte d'eau.
phrase 162
Traduction des idéogrammes:
使 Tsukai: messager.
翼 Tsubasa: aile.
phrase 163
Traduction des idéogrammes:
耳 Mimi: oreille.
眼 Me: oeil.
phrase 170
Traduction des idéogrammes:
水 Mizu: eau.
霊 Rei: âme.
phrase 171
Traduction des idéogrammes:
神 Kami: dieu.
鏡 Kagami: miroir.
Cent Phrases pour éventails (DOC) (PDF)
Bibliographie de Cent Phrases pour éventails
Éditions:
Edition critique et commentée de Cent Phrases pour éventails de Paul Claudel, par Michel Truffet, comportant la reproduction en fac-similé de l'édition originale japonaise, Paris, Les Belles Lettres, 1985, Centre de recherche Jacques-Petit (Littérature française XIXe et XXe siècles), vol. 42, Annales littéraires de l'université de Besançon, volume 310.
Cent Phrases pour éventails, Paris, Gallimard, " Poésie ", 1996.
Bibliographie critique:
D'Angelo, Paola, Lyrique japonaise de Paul Claudel, Paris, 1992, Thèse de Littérature comparée, sous la direction de M. Brunel, à l'Université de Paris IV-Sorbonne.
Hue, Bernard, Littératures et arts de l'Orient dans l'œuvre de Claudel, Paris, Klincksieck, Publications de l'Université de Haute-Bretagne, t. VIII, 1978.
Peyré, Yves, Peinture et poésie, le dialogue par le livre, Paris, Gallimard, " Livre d'art ", 2001.
Postel, Philippe, " Stèles mystérieuses, éventails mystiques ", dans Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 171, 3e trimestre, octobre 2003, pp. 13-44.
Bei HUANG : Le mouvement et la fixation : la pratique claudélienne de la calligraphie dans Cent phrases pour éventail,
Bulletin de la Société Paul Claudel, n°196. pp. 51-63.
http://www.paul-claudel.net/bulletin/bulletin-de-la-societe-paul-claudel-n°196YIN Yongda, « L'Idéogrammaticité de Stèles et la plasticité de Cent Phrases pour éventails »
RiLUnE (Revue des Littératures de l'Union Européenne), n. 8, 2008, p. 129-143.
http://www.rilune.org/images/mono8/12_Yin.pdfXiaofu DING « Cent phrases pour éventails ou un graphisme poétique : Claudel et l'art calligraphique » (PDF)
Paul Claudel Papers, Vol 3, No 1 (2005) p. 47-58.Machiko KADOTA « L'image de l'eau chez Paul Claudel et dans ses Cent Phrases pour éventails » (PDF)
1991
Cent Phrases pour éventails
par Philippe Postel, Université de Nantes
http://www.paul-claudel.net/oeuvre/cent-phrases
La publication de Cent Phrases pour éventails est en réalité l'aboutissement d'un processus dans lequel on peut distinguer quatre étapes au cours desquelles l'esprit du recueil a sensiblement évolué. Les trois premières publications se font au Japon et ne relèvent pas, dans l'esprit de Claudel, du commerce à proprement parler (voir dans la bibliographie Michel Lefèvre, Entretien avec Paul Claudel, p. 114). Après avoir collaboré avec le peintre japonais Tomita Keisen (1879-1936) à propos du poème intitulé "La Muraille intérieure de Tokyô" (ou "Les Douze Vues de la Muraille intérieure" ou "Poèmes au verso de sainte Geneviève", ou encore en japonais " Kojo-ju-ni-kei ", 1922), Claudel décide de prolonger ce mode de travail qui allie un peintre et un poète en concevant pour la première fois le 6 juin 1926 des "phrases" (voir Journal, t. I, p. 721) qu'il continuera de composer jusqu'en janvier 1927. Il publie tout d'abord Souffle des quatre souffles (octobre 1926, 200 exemplaires ainsi que 2 exemplaires d'auteur et 3 exemplaires de grand luxe, titre japonais : 四風帖 Shi-fu-jô). Il s'agit de quatre poèmes (phrases 69, 106, 16 et 63 du recueil définitif) écrits au pinceau de la main de Claudel, juxtaposés à quatre dessins à l'encre de Chine et à l'aquarelle de 富田渓仙 Tomita Keisen, le tout disposé sur la forme d'un éventail en papier de lin bistre de 20, 3 cm sur 52, 8 cm. L'inspiration est multiple: le "livre de dialogue" entre un peintre et un poète dans la tradition occidentale (voir Yves Peyré, Peinture et poésie), mais aussi, bien évidemment, certaines traditions picturales dont Tomita Keisen est spécialiste — la peinture des lieux célèbres (meishô-e), de paysages (fukô-ga), de fleurs et d'oiseaux (kachô-ga), des quatre saisons (shiki-e) et naturellement la peinture pour éventails (senma-ga) —, et plus généralement la "peinture lettrée". Souffle renvoie également au genre du haïku, considéré en Occident comme représentatif de la culture japonaise, tant du point de vue de la structuration globale du recueil divisé en quatre saisons que du point de vue de la structure singulière des phrases qui, outre la brièveté qui les définit, comportent bien souvent deux des caractéristiques formelles du haïku, le "mot-saison" (kigo) et, à travers ce que Claudel nommera "l'exclamation" dans la préface du recueil définitif, le "mot-césure" (kireji).
Mais, dans le même temps, Claudel a composé d'autres "phrases" qu'il avait écartées de sa sélection des 4 poèmes de Souffle. Il reprend donc le projet en lui donnant un premier infléchissement: ce sont les Poëmes du Pont-des-Faisans publiés le mois suivant (novembre 1926, titre japonais: 雉橋集 Chiketsu-shû), qui comportent, outre les quatre dessins-poèmes de Souffle, d'une part 16 poèmes de la main de Claudel mais présentés seuls sans dessin en regard (ce qui élève le nombre de poèmes à 20) et d'autre part 16 dessins de Tomita Keisen, également séparés, le tout constituant 36 éventails. Le fait de séparer les dessins japonais des textes français éloigne l' esprit de la publication de l'idéal de fusion entre les caractères ou lettres du poète et les traits du peintre, idéal de la peinture lettrée. Claudel s'oriente vers un autre projet que les conférences publiées dans ces années (en particulier "Idéogrammes occidentaux" de 1926 et les autres textes des Œuvres en prose mentionnés dans la bibliographie) précisent et que le dernier état du recueil, Cent Phrases pour éventails, fixe.
Cent Phrases pour éventails (1927, édition Koshiba, titre japonais: 百扇帖 Hyaku sen chô, littéralement "recueil ou cahier de cent éventails"), tout d'abord publié au Japon, repose sur le principe de "l'émulation" (voir préface) : il ne s'agit plus de fondre deux pratiques, peinture (japonaise) et poésie (française), mais de faire aussi bien (en français) que les poètes-calligraphes japonais ou chinois. C'est pourquoi Claudel dispose en regard d'un côté deux kanji (idéogrammes chinois empruntés par la langue japonaise), choisis par "messieurs Yamanoushi et Yoshié", et tracés par le calligraphe Ikuma Arishima, et de l'autre une "phrase", avec le plus souvent, une ou quelques lettres occidentales faisant incursion du côté japonais. Le dessin a donc disparu, puisqu'on ne cherche pas à dire la continuité possible entre la chose (représentée globalement dans le dessin) et le mot, mais à prouver que les lettres, les mots et les "phrases" françaises, comme les idéogrammes tels que Claudel et son époque les conçoivent, peuvent comporter en eux-mêmes cette continuité, à condition de créer un art calligraphique propre aux lettres occidentales. Par ailleurs, le recueil se présente comme un livre d'Extrême-Orient, sous la forme de trois accordéons de papier de 29 cm sur 10 cm, placés dans une "boîte de toile grise mouchetée d'or à fermeture d'ivoire" (Truffet, Edition critique, p. 18). Enfin, Cent Phrases pour éventail comporte non pas 100, mais 172 poèmes où la structuration initiale selon les saisons n'est plus visible, mais où l'on peut déceler une logique d'expansion conformément au principe de 'l'imitation " de la nature que Claudel associe à l'artiste japonais, par opposition à la "copie" (voir Connaissance de l'Est, "Çà et là").
Quinze ans après l'édition japonaise, Claudel décide de publier de façon plus large le recueil, chez Gallimard, en 1942. Il ajoute alors une préface signée de Brangues, le 25 juin 1941.
Le contenu du recueil trouve dans la plupart des cas son origine dans une expérience directe dont Claudel consigne parfois la trace dans son Journal, pour ensuite travailler ce matériau brut jusqu'à la formulation de la "phrase". Claudel puise son inspiration dans le séjour au Japon en tant qu'ambassadeur, entre novembre 1921 et février 1927 (ce qui explique le titre choisi pour le second recueil, les Poëmes du Pont-des-Faisans, qui renvoie au nom de la résidence de l'ambassadeur de France à Tokyo). Mais ce sont surtout les voyages effectués à l'intérieur de l'archipel nippon qui ont nourri l'imaginaire de Cent Phrases pour éventails, essentiellement les séjours d'été (juillet-août 1922, juillet 1923 et juillet-août 1926) à Chuzenji-ko, site célèbre composé d'un lac, de temples et du mont Nantaï, et encore davantage la croisière dans la Mer Intérieure en avril-août 1926, qui se poursuit dans le Yamato, par la visite de Nara, de Kyoto, où il retrouve son ami peintre Tomita Keisen, et qui se termine par un dernier séjour à Chuzenji-ko. Ce voyage donne du reste lieu à trois textes qui éclairent l'esprit dans lequel les Cent Phrases ont été composées : Le Poëte et le vase d'encens, Le Poëte et le shamisen et Jules ou l'homme aux deux cravates. Par ailleurs, les voyages qu'il a faits en Indochine, en particulier la visite des temples d' Angkor au Cambodge les 3 et 4 octobre 1921, puis un nouveau voyage en février 1925 (voir Journal, t. I, p. 522 et passim.), sont aussi à l'origine de certaines phrases, celles où il est question de serpents, de nagâs ou d'hydres par exemple.
La publication occupe les derniers mois du séjour de Claudel dans un pays dont il a dit qu'il n'était pas loin du paradis. On peut donc considérer l'ouvrage comme un hommage au Japon, hommage dans l'esprit et dans la forme. En effet le recueil met en scène un Japon lumineux et glorieux, mais de plus, comme nous l'avons vu, il emprunte à plusieurs traditions propres au Japon, ou du moins à l'Extrême-Orient : le haïku, certaines traditions picturales extrême-orientales, la calligraphie, ainsi qu'un certain rapport à la nature et au monde (que Claudel nomme l'ahité, en japonais mono no aware). Toutefois, il ne s'agit pas pour Claudel de renoncer à son identité de chrétien occidental. L'esprit des Cent Phrases pour éventails, nous l'avons dit, est celui de "l'émulation " : le recueil est un défi lancé par un poète occidental à la tradition extrême-orientale sur un terrain qui lui semble a priori réservé, la calligraphie. Enfin, le Japon paradisiaque n'est somme toute qu'une belle image, un reflet, une "allusion" à la vérité ultime chrétienne : on peut lire en effet un parcours spirituel proprement chrétien dans le recueil (voir Philippe Postel, "Stèles mystérieuses, éventails mystiques").
Marianne Simon
Poëmes du Pont-des-Faisans Notice
https://web.archive.org/web/20160703205130/http://www.um.u-tokyo.ac.jp:80/DM_CD/DM_CONT/CLAUDEL/INTRO_F.HTM
On s'est appuyé ici sur l'introduction de Michel Truffet à son édition critique du fac similé de Cent phrases pour éventails de 1927, publiée en 1985 par le Centre de recherches Jacques Petit, vol. 42, Annales Littéraires de l'Université de Besançon.
Composé par Paul Claudel à Tokyo de juin 1926 à janvier 1927, le recueil que nous connaissons aujourd'hui sous le titre de Cent phrases pour éventails a connu plusieurs versions successives, dont les éditions courantes actuelles laissent rarement soupçonner l'intérêt.
Dans sa première version, intitulée Souffle des quatre souffles, le recueil se composait d'une enveloppe contenant quatre éventails ayant pour thème les quatre saisons du Japon, qui portaient chacun une phrase calligraphiée de Claudel, une illustration par le peintre Keissen Tomita, avec une traduction en japonais des phrases de Claudel.
La seconde version, intitulée Poëmes du pont des faisans, et datée de 1926, est la dernière que Claudel verra paraî tre au Japon avant son départ. On sait que le poète avait d'abord songé au titre Poèmes de la maison des faisans: « c'est le nom du local occupé par l'Ambassade de France à Tokyo», précise-t-il dans une note. (1) Cette version est d'une tout autre ampleur que la précédente, puisqu'elle réunit trente-six éventails de papier (55cm de longueur aux pointes extrêmes et 21cm de largeur aux bords obliques ) , contenus dans un emboî tage de toile bleue (64x38cm) , fermé par des aiguilles d'ivoire. Quatre d'entre eux sont directement repris de Souffle des quatre souffles, et associent une phrase et son illustration. Claudel y a ajouté seize nouvelles phrases, séparées, et Keissen Tomita seize images, séparées elles aussi. Le recueil a été tiré à 240 exemplaires, 40 avec les illustrations rehaussées en couleurs, 200 avec quatre illustrations en couleurs, les autres bistre. C'est un exemplaire de ce dernier tirage qui est conservé à l'Université de Tokyo, et présenté ici.
La troisième version, publiée en 1927 après le départ de Claudel, se présente sous la forme de trois accordéons de papier, qu'on feuillette de droite à gauche, réunis dans un emboî tage. Elle reproduit cent soixante-douze phrases manuscrites, et des idéogrammes calligraphiés par Ikuma Arishima, et porte pour la première fois le titre de Cent phrases pour éventails.
Les éditions suivantes, à partir de 1942, reprendront cette dernière version, remplaçant le texte de Claudel par une transcription typographiée. Les versions antérieures à 1927 se trouvent ainsi difficilement accessibles, réservées aux heureux possesseurs de ces oeuvres devenues rares. La seconde version, Poëmes du pont des faisans, est aujourd'hui proposée à un plus grand nombre.
Après la Chine, l'Europe et le Brésil, Claudel est nommé ambassadeur au Japon. Il y arrive en novembre 1921, et en repartira en février 1927. Au moment où il compose son recueil, son séjour au Japon touche donc à sa fin, et l'on peut légitimement y lire un hommage de « l'ambassadeur-poète» au pays où il vient de passer plus de six ans. La collaboration avec un artiste japonais, la forte mise en valeur de la matérialité du livre, le choix de l'éventail, de l'écriture manuscrite, de l'emboî tage, ou encore, dans le texte même, la récurrence de termes renvoyant à la réalité ou à l'art japonais, témoignent tous de l'univers dans lequel fut élaboré le recueil. Mais hommage n'est pas soumission. L'émulation, « si franchement revendiquée par le poète confronté aux rituels scripturaux de l'Orient», (2) ne doit pas induire en erreur. L'ambition de Claudel n'est pas d'imiter, d' adapter ni même de transposer la poésie japonaise en français. « Ce petit livre s'inscrit trop clairement dans un réseau cohérent de réflexions et d'expériences pour n'être qu'une oeuvrette marginale. Si nous le situons dans un contexte moins occasionnel que le séjour d'un ambassadeur de France en poste à Tokyo, si nous savons déceler dans ses expériences formelles et sa variété thématique la gravité persistante d'une recherche maintes fois exposée, la japonerie élégante et fantaisiste répond à un projet plus ambitieux que l'acclimatation amusée d'un exotisme». (3)
Claudel, avec Cent phrases pour éventails, a voulu fabriquer un livre, à la fois objet physique et « engin métaphysique». (4) Objet physique ou l'énoncé soit inséparable de son support et des conditions de sa réception, engin métaphysique aussi, puisque le visible n'est jamais que signe de l'invisible. La compositon de Cent phrases pour éventails est contemporaine des réflexions de Claudel sur le livre, réunies dans La philosophie du livre entre autres, et le soin apporté par le poè te à la confection matérielle de son oeuvre témoigne de son souci de construire un livre total, à partir d'éléments différents mais rendus indissociables.
L'écriture d'abord. Tracée au pinceau, corporelle, intime, elle oblige le lecteur à un déchiffrement, et rappelle ses liens avec l'idéographie. « L'écriture ( ... ) joue un grand rôle, car en français comme en chinois la forme extérieure des lettres n'est pas étrangère à l'expression d'une idée» , écrit Claudel dans un texte conservé dans ses archives. (5) Pas encore mise en regard de véritables idéogrammes, comme dans l'édition de 1927, chaque phrase s'impose cependant comme un tracé dont les formes font sens. La plus ou moins grande épaisseur des traits, la disposition des mots dans l'espace de « cette aile qu'est l'éventail, toute prête à propager le souffle» (6) et, plus spectaculaire encore, la coupure des certains mots à un endroit inattendu, transforment la lecture du texte en aventure de l'esprit et de la parole. « Si par une amusette typographique ( ... ) je coupe le mot ailleurs qu'à l'articulation des syllabes, il en résulte une espèce d'hémorragie du sens inclus.» (7) Au lecteur de recoller cet « Osiris typo-graphique» . (8) de « voir et (de) penser ce qu'il était en train seulement de lire» . Regard et parole ne sont plus séparés: c'est l'apparence des mots qui crée « la tension de l'esprit qui les profère» . (9) La peinture ensuite. Les illustrations de Keissen Tomita, tantôt séparées, tantôt reproduites sur le même éventail que le texte, ont leur style propre. Essentiellement peintures de Jizo ou de paysages, réalisées au lavis, elles témoignent, par la récurrence d'éléments graphiques ou thématiques, d'une cohérence qui leur est particulière. Mais l'univers poétique de Claudel et le monde pictural de Keissen Tomita ne sont pas juxtaposés; ils s'entre-croisent et dialoguent, soit que l'illustration reprenne certains mots du texte claudélien, Jizo, lune brouillard, soit qu'elle propose, avec ses moyens propres, une interprétation graphique des relations entre le blanc et le noir, entre le vide et le plein, auxquelles le poète aussi réfléchit.
L'écriture, la voix et la peinture ne sont donc pas redon-dantes. Elles ne se recoupent que partiellement, et il faut plutôt envisager leurs relations comme une superposition mouvante et complexe de plusieurs rythmes: « rythme gestuel et organique de la calligraphie; rythme formel de la spatialisation; rythme élocutoire de la dispersion textuelle et de la dislocation verbale; rythme intellectuel même, de la récurrence des motifs...». (10) On voit bien alors le rôle confié au lecteur: à lui de lier le signifiant et le signifié, le texte et l'image, à lui de donner sens à l'alternance des phrases et des illustrations, à leur répartition, mais aussi à l'ordre dans lequel les éventails doivent, ou peuvent, se succéder. A lui de faire de cet objet qu'est Poëmes du pont des faisans un livre.
Notes
(1) Paul Claudel, OEuvre poétique, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p1149.
(2) Michel Truffet, Introduction, op.cit ., p19.
(3) Ibid, p16.
(4) Ibid, p19.
(5) Ibid, p144.
(6) Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, préface à l'édition de 1942. oeuvre poétique, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p699.
(7) Paul Caudel, oeuvres en prose, coll. Bilbliothèque de la Pléiade, 1965, p6.
(8) Ibid.
(9) Michel Truffet, op.cit., p38.
(10) Ibid, p39.
Tokyo University Digital Museum
Paul Claudel. Souffle des quatre souffles : Quatre phrases sur les quatre saisons du Japon... avec 4 dessins de Keissen Tomita [富田渓仙 Tomita Keisen]
https://web.archive.org/web/20070220193721/http://www.um.u-tokyo.ac.jp:80/DM_CD/DM_CONT/CLAUDEL/IMAGES/4/INDEX.HTM
16 éventails retouchés par Paul Claudel
https://web.archive.org/web/20070306125606/http://www.um.u-tokyo.ac.jp:80/DM_CD/DM_CONT/CLAUDEL/IMAGES/2/INDEX.HTM
16 éventails retouchés par Keissen Tomita [富田渓仙 Tomita Keisen]
https://web.archive.org/web/20061124212125/http://www.um.u-tokyo.ac.jp:80/DM_CD/DM_CONT/CLAUDEL/IMAGES/3/INDEX.HTM