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Jean-Richard Bloch (1884-1947)

Janvier multiplie
Les miroirs bleus des ornières
Au soleil couchant.

Haïkaïs et Outas
Europe du 3 avril 1957, pages 125 à 134
http://www.etudes-jean-richard-bloch.org/spip.php?article33

HAI-KAIS ET OUTAS [1]
1920

[1] Cf. l’article de J.-R. Bloch : Pour le Hai-Kai français, Europe 15.7.1924.

LA MÉRIGOTE

Autour de la maison
Dans la nuit le vent d
’hiver
Chante sur deux notes.

Contre le sein nu
L
’enfant rit, tourne la tête
Et le lait déborde.

Le bras de la mère
Le long du petit enfant
Un fuseau géant.

Mes deux mains se ferment
Sur un volume sans égal
Le corps de l
’aimée

Des aiguilles d’acier
Percent la maison en criant
Tempête du Sud-Ouest

Comme le clair de lune
Aplatit dans la vallée
Le sifflet du train.

Nuit d’hiver, campagne
Braise rouge dans la cheminée
Et mes amis loin.

Si je décrivais
La lune sur la Mérigote
Processions d
’esthètes.

Je m’éveille la nuit
La lune baigne la grand
’route
Désir de voyage.

Nuit sur les fenêtres
Nuit sur les champs et les routes
Moi seul et ma lampe.

Dans le vent du soir
Le corbeau retardataire
Croasse et se hâte.

La pie, sa queue droite
Atterrit, fait trois bonds,
Se pose et attend.

 

DE POITIERS A ARGENTON

La feuille morte file
Sur le quai bronzé de pluie
Aube de janvier.

Je m’allonge, l’essieu
Prend mon sommeil et le scande
À la taille des rails.

Sur la haie se dresse
Un tuyauté attentif
L
’âne pointe les oreilles.

Geste de détresse
Au bout d
’un sillon trempé
La charrue a l
’aube.

La barrière ouverte
Laisse voir les buis frais taillés
Tendre pluie d
’hiver.

Elles s’élevent tragiques
Les fumées blanches de la gare
Sur la craie du ciel.

Triste hiver sans neige
Les trains lui donnent en échange
Leurs vapeurs livides.

Cloche au loin, attente,
Le vide, un cri, lourde approche
Tourbillon de cuivre.

 

PARIS

Froissement de soie noire
La poussière froide se dresse
Et file sur l
’avenue.

Verticale tissée,
Treillage de bronze, vigilance
froide, la Tour Eiffel.

Temple aux voûtes béantes
Muraille épaisse d
’ormes noirs
Colonnade d
’hiver.

Nickel, palissandre
Roulis allongé des yachts
Tramway de Paris.

Pruniers de Clichy
Qui laissent aux doigts du charbon
Et portent des fleurs sales.

Soirée de printemps
Après la pluie, la paupière
Du couchant se lève

L’arrière du tramway
Fait jaillir et se gonfler
Une vague de pavés.

Paris, longue veillée, musique,
J
’ouvre la fenêtre
Sur le brasier de minuit
..... Un orme de mars,
Comme un squelette de souris.

 

CONCERT

L’orchestre se tait
Un vol de papillons blancs
Se lève dans la salle.

Elle se penche à droite
Et le cou avec l
’épaule
Fait un seul jet blanc.

Ouvrier robuste
Et loyal, le timbalier
Au fond de l
’orchestre.

Les trois rampes, pareilles
A trois paupières qui se lèvent
S
’allument trois fois.

Le piano se tait
Et chacun sur sa figure
A son propre spectre

Fuseau de tendresse robuste
Emblème d
’inconscience
Fleur tiède et pâle du genou
..... Le bras d’une jeune fille
Se dresse devant son corsage.

Le tulle sombre des épaules
Est tissu plus bas
De volutes noires impérieuses
..... Et la femme semble être
Prisonnière de sa poitrine.

Dans la loge en face
Un homme ressemble à mon père
Va-t-il me parler ?

Pénombre des secondes loges
Douze bras nus de femmes
Dressent deux par deux l
’édifice
De leurs colonnes courtes
Comme une géométrie blanche.

 

LOCOMOTIVES

Les giboulées bleues d’avril
Croisent dans le ciel
Leurs ciseaux mouillés.

Les fumées se prennent aux fils
Qu
’étirent des poteaux
Hérissés d
’épines.

Bise aigre et criblée de grêle.
Les rails sur la plaine
Font une harpe couchée.

Les signaux malveillants
Barrent de leurs damiers
Des passages de sanglots.

Mon train s’était engagé
Au travers de la harpe
Et des cordes bourdonnantes.

Puis nous avons dépassé
Trois hautes locomotives
Qui allaient rêveusement
Et seules à la brune,
Sur l
’acier de la plaine,

Trois belles filles aux cuisses nues
Qui prenaient leur tendresse
Pour de la fatigue.

***

Train moelleux et gémissant,
Couloir de glace et de fer.
Qui vacille dans le vent
De ce jour d
’hiver

II a tranché les campagnes,
Il nous a montré de loin
Les paradis immobiles
Des petites villes !

Les rivières il les a
Franchies d
’un mugissement,
Mes souvenirs il les a
Broyés en riant,
..... Mes regrets, mes joies, mes peines
Il les a barrés d
’un cri
..... Ce cri à perdre haleine
Dont il a nargué Paris.

***

Dans ce vallon solitaire
Tout à coup ces noirs poteaux
Piqués d
’isolateurs blêmes,
Ce damier rouge et blanc
Funeste et désert,
Ces métalliques emblèmes
Et ces végétaux rigides
Poussés sur les haies d
’hiver,
L
’humble passage à niveau,
La courbe mélancolique
Que nul ne guide,
Cette parole étrangère
Perdue dans les champs gelés,
Comme vous me poussez loin du monde !

...

 

 

Jean-Richard Bloch : "Pour le haikai français" (1)
Europe de 15 juillet 1924
http://pageperso.aol.fr/damiengabriels/bloch1.html

(1) René Maublanc : Le hai-kai français, Bibliographie et Anthologie (Edition du Pampre, 12 rue Chabaud, Reims).
René Maublanc : Cent hai-kai (Editions du Mouton Blanc).

Matin de printemps. J’ouvre ma fenêtre. Flot de sensations. Des
bruits, des odeurs, des spectacles, des saveurs, des souvenirs. Tout
pêle-mêle, et confondu. Chacun de mes sens est comblé. L’esprit,
par son fin réseau d’associations et d’analogies, ajoute le passé au
présent, le chimérique au réel, ce que j’ai rêvé à ce que j’éprouve. Ma
vie entière se gonfle pour former le suc de cet unique instant.
Toutefois, au cour de la symphonie, une harmonie élémentaire se
cache. Une note pure et primitive a été le noyau de cristallisation
autour duquel s’est ordonné le poème.
Ce cristal originel, cette sensation-mère nous parvient dans un
halo de sensibilité diffuse. Et ce cristal n’est le même ni pour chaque
homme, ni pour chaque seconde du même homme. Un jour le pre-
mier sens atteint sera l’odorat (l’odeur de telle jacinthe bleue, de tel
bourgeon de pin chauffé, de tel terreau remué) ; un autre jour, la
diaphanéité de l’atmosphère éveillera, avant toute autre émotion,
le sentiment de mon existence corporelle.
Le poète romantique conserve au poème sa rotondité. Il tourne
autour. Il en décrit les aspects innombrables. Il tente une synthèse
verbale capable de rivaliser avec la synthèse psychique.
On peut concevoir une attitude différente. Par exemple : dépouil-
ler le fruit de ses enveloppes successives, soulever patiemment les
peaux de l’oignon, jusqu’a ce qu’on arrive enfin au bulbe central,
dans son évidence et sa nudité.
En d’autres termes, il s’agit de remonter, de proche en proche,
jusqu’au jaillissement primaire de l’émotion, en vue d’obtenir cette
note suraiguë que demandait Meredith.
Si le haidjin sait son métier, le seul tintement de cette note,
provoqué par lui, ressuscitera la sensation intégrale, reconstituera,
dans notre sensibilité, le poème complet, - cristal et halo.
Nous comprenons alors pourquoi trois vers suffiront a inscrire
ce résultat. La disproportion entre l’étendue du sentiment à expri-
mer et l’infime notation cesse de nous étonner.
Ainsi ces ha
ï-kaïs, dont j’emprunte la traduction au Dr Cou-
choud :

Le vent du large
Dérange les savants parafes
Des mouettes dans l’espace.

___________

Appel au passeur.
Par-dessus les herbes
Un éventail qui s’agite.

___________

Le haï-kaï n’essaye pas de lutter contre le poème synthétique.
Il n’essaye même pas de nier l’éloquence poétique, qui a ses droits.
Son but est ailleurs. Et il nous paraît de nature à séduire
une époque comme la nôtre, ou le souci de la vérité dans l’expression
a trouvé un tel crédit.
Le ha
ï-kaï se fonde sur un principe : il n’y a pas de concentration
qui ne puisse encore se concentrer.

Pourtant il existe une frontière. Le sentiment plus ou moins
exquis de cette limite établit la hiérarchie des artistes.
Une figure peut être exaltée ou accablée par la régularité de ses
traits. De même la poésie dans ses rapports avec la cadence. Le
ha
ï-kaï est de la poésie préservée de la cadence, privée par là d’une
de ses ressources majeures, mais sauvée de la vulgarité, et comme
emprisonnée dans les parois du dernier coffret, le plus étroit, le
plus secret.
Les ha
ï-kaïs de Jules Renard pêchent par excès d’esprit. Il n’a pas
eu le goût suffisant pour se garder du trait. Il cherchait des rencon-
tres de mots plutôt que de sensations. Les modèles du genre se dis-
tinguent au contraire par la bonhomie et l’extrême simplicité de
l’écriture.
J’en recommande l’essai et la pratique à tous les amateurs de la
véritable escrime intellectuelle, - celle où l’on est son propre adver-
saire.
Indifféremment le Japonais écrit ou peint avec son pinceau à un
poil. Tout homme cultivé pourrait avoir son carnet de ha
ï-kaïs
comme on a son carnet de croquis.
Le Dr Couchoud est l’animateur du genre (son excellent ouvrage
sur les Sages et Poètes d’Asie)
(2). René Maublanc vient de publier une

(2) Sages et Poètes d'Asie (Calmann-Lévy, édit.)

anthologie de haï-kaïs. Vocance leur a consacré une longue étude dans
la Grande Revue et, récemment, Benjamin Crémieux, deux articles
importants dans les Nouvelles Littéraires.
La question de technique se pose même pour ces poèmes minus-
cules.
Une notation, inscrite en trois lignes quelconque, ne fait pas un
ha
ï-kaï.
Le ha
ï-kaï japonais, destiné a sertir une sensation primaire, véri-
table cristal, repose sur un système, pur lui aussi et indivisible.
Il n’admet que trois vers, et chaque vers n’admet qu’un nombre
impair de syllabes
Le pair est féminin, rythme flou, ambigu, toujours menacé de
dédoublement. Seul l’impair est mâle.
Voici le principe : trois vers, respectivement de cinq, sept et
cinq pieds. Comme la langue japonaise ne comporte pas de syllabes
muettes, nous pouvons tolérer, dans le ha
ï-kaï français, des vers de
neuf pieds pour compenser la perte causée par les syllabes muettes,
purement métriques.
Quant à la forme en losange du ha
ï-kaï (un vers long entre deux
vers courts), je crois que nous devons la préserver à tout prix.
Pourquoi ? Parce que le ha
ï-kaï est le fruit d’une expérience poé-
tique dix fois séculaire. Si les poètes, qui en ont tracé ou maintenu le
dessin, n’y avaient trouvé des avantages certains (que nous n’avons
aucune peine à concevoir), ils ne l’auraient pas défendu à travers
mille années.
Imagineriez-vous un poète japonais qui, prétendant introduire le
sonnet dans sa langue, mépriserait la délicieuse formule à laquelle
les poètes italiens et français se sont unanimement ralliés, après des
siècles d’essais et d’éliminations ?
Le ha
ï-kaï est aussi intangible que le sonnet.
On peut s’amuser à écrire des poèmes en trois vers. S’ils ne se
conforment pas, aussi exactement que possible, aux règles du ha
ï-
ka
ï, ils seront tout ce qu’on voudra, exceptés des haï-kaïs.
Pourtant, dans le joli recueil de ses ha
ï-kaïs personnels que
M. René Maublanc vient de donner aux édition du Mouton Blanc, il
rejette toute règle, fors une : c’est, « écrivant une pièce en trois lignes,
de faire correspondre le rythme de la pensée à la disposition typographique
de son texte. Il a tâché que ses ha
ï-kaïs ne fussent point de simples
phrases de prose coupées arbitrairement en trois, mais que cette tripar-
tition répondit vraiment à des coupures de la pensée, donc à une néces-
sité interne. »

Poétique trop imprécise. La définition de Maublanc vaut pour
tout vers au monde. Nulle ligne ne mérite le nom de vers si elle
n’est qu’un artifice typographique, si elle ne renferme une cou-
pure de rythme et de pensée qui se justifie en elle-même.
Mais incorporer au ha
ï-kaï, comme le veut Maublanc, des vers de
six ou huit pieds aboutit à le dénaturer. Ce poème miniature ne sub-
siste que par une intégrité absolue. Il est une affirmation tranchante,
une pensée en trois mouvements, un syllogisme de l’intuition. Dans
les dimensions réduites où nous évoluons, - dans cet infiniment
petit de la poésie, - le vers impair est seul susceptible d’échapper
à l’adultération de la césure. La franchise du nombre est essentielle
à la structure du tripode. Des rythmes pairs arrondiraient ses
angles. Plus de cristal, - du sucre.
En outre, pour Maublanc, la forme de ha
ï-kaï que j’appelle
en losange « n’épuise pas les ressources du genre. Des effets différents
peuvent etre produits soit par trois lignes de longueur croissante ou
décroissante, (baptisons cela le ha
ï-kaï en trapèze) soit par l’accour-
cissement brusque de l’une d’elles (le ha
ï-kaï triangle). »
Proposition séduisante, comme toutes celles qui font appel
aux instincts de liberté. Parlant un jour à un peintre, que j’aime beau-
coup, de ces poèmes que je venais de découvrir, je lui en disais la
loi : trois vers de 5,7,5. « Pourquoi seulement de 5, 7, 5 ? me répondit-
il. Pourquoi se ligoter ? Pourquoi pas des vers de 6, de 9, de 10 ? »
A la vivacité avec laquelle il m’avait interrompu, je jugeai que
j’avais touché un point sensible de son credo. L’effort, depuis trente
ans, a été d’affranchir l’inspiration. Tout ce qui menace cette sacro-
sainte liberté hérisse la susceptibilité de l’artiste moderne. Lénine
appellerait cela de l’anarchisme de petit bourgeois.
Pour en revenir au ha
ï-kaï, qu’est-ce que Maublanc répondra
au haidjin qui, fort de ces premières licences, refusera de s’ar-
rêter en si beau chemin ? S’il m’objecte qu’il a su lui-même
éviter les exagérations, je lui ferai observer que les disciples sont
toujours plus fidèles a la doctrine qu’a l’ouvre. Comme il a du talent,
il aura des disciples. Qu’il craigne les disciples !
Par exemple, dira-t-il que le triolet suivant ait rien conservé de
l’esprit, du rythme et du style d’un ha
ï-kaï ?

Sur le bord de la mer, les pins, pèlerins arrêtés, une frise d’ombrelles :
Ces dieux sont en voyage. Le poignet nu, leurs grands mains levées lais-
[sent couler le ciel
Entre leurs doigts, o douceur de ce miel bleu, vert mirage.

Pourtant cette peinture romantique a paru, accompagnée de
bien d’autres, en première colonne de Comoedia sous ce titre décon-
certant : Ha
ï-kaï d’Occident. Et elle est signée André Suarès.
N’insistons pas sur cette erreur d’un grand artiste. Je ne cite
ce poème que pour montrer à Maublanc où conduit l’absence de
rigueur. La sagesse des nations l’a formulé : quand on a franchi les
bornes, il n’y a plus de limites.
Entre le ha
ï-kaï trapèze, a vers de six, huit, dix pieds, et le haï-
ka
ï tarasque de Suarès, les transitions sont insensibles.
Nous avons assez de poèmes où exercer notre soif de liberté.
Laissons au moins en repos ces quelques vases très purs, le sonnet,
la ballade, le rondeau, l’outa chinois
(3), le haï-kaï.

(3) Le lecteur d’Europe aura peut-être remarqué que les poèmes que j’ai donnés dans le dernier
numéro de la revue étaient en partie composés d’outas, très stricts. Entre autres le poème intitulé Voyage.

Je n’en suis que plus a l’aise maintenant pour féliciter Maublanc
des charmantes réussites que remplissent son recueil. Pour le plaisir
et l’édification du lecteur, je terminerai cette note par ces quelques
citations, empruntées à notre auteur :

Grincement des roues.
Un tas de foin grossit
Jusqu’à cacher la lune.

~

Tu es trop petit, chaton, pour savoir :
Ne mords pas là-dedans :
C’est ta queue
(4)

JEAN-R. BLOCH

(4) S’il ne convenait pas de ne pas écraser ce frêle sujet sous le poids de l’exégese,
j’aurais volontiers analysé et critiqué les curieux, - quelquefois tres beaux – hai-kais que
Benjamin Crémieux a reçus des lecteurs des Nouvelles Littéraires et dont il a publié quelques échantillons.

 

 

Tivadar Gorilovics
Les moments poétiques de Jean-Richard Bloch

Revue d'Etudes Françaises, n°7, 2002
http://web.archive.org/web/20070128065109/http://www.btk.elte.hu/cief/Espace_recherche/Budapest/REF7_articles/10GORILOVICS.PDF

 

La littérature est pauvre chose, étant réduite à utiliser, comme matière première, les mots dont les hommes se servent chaque jour. De sorte que tous les hommes ont des droits sur la littérature. Ils ne s’en reconnaissent ni sur la sculpture ni sur la musique, l’art du verrier, du potier. Mais la littérature, c’est leur domaine. Ils y sont compétents. Ils en font, à leurs moments perdus. Qui n’écrit un roman ? Ceux qui n’en écrivent pas, c’est qu’ils n’ont pas le temps, ou bien qu’ils trouvent ça vraiment trop facile.

Il en résulte deux choses. La première est qu’une seule espèce d’oeuvre littéraire est assurée d’échapper à la vulgarisation, c’est la poésie, c’est le mètre, le rythme, en ce qu’ils ont de secret, de mystérieux, de divin. Un beau vers creuse une empreinte ineffaçable dans la mémoire des hommes. Une nation entière vit de quelques beaux vers.

...La seconde de ces conséquences, c’est que l’écrivain, s’il n’est pas un poète pur, passe sa vie à fuir cette contamination, cet envahissement de l’usage commun.

Cet hommage rendu à la poésie dans l’Explication qui introduisait, en 1930, Offrande à la musique de Jean-Richard Bloch, n’est pas le fait d’une illumination tardive, mais la reconnaissance à la fois d’une dette et peut-être d’un regret, certes passager, d’avoir manqué une destinée de « poète pur ». Mais cet hommage ne vient pas non plus d’un écrivain qui n’aurait jamais mis la main à la pâte en tant que poète. Il se trouve qu’il avait publié un certain nombre de poèmes, notamment dans Europe et la Nouvelle Revue Française1, sans parler de ceux qui attendaient un meilleur sort au fond d’un tiroir, parmi d’autres manuscrits. Si bien qu’au moment même où il a publié en volume des oeuvres « nées sous le signe de la musique », il pensait déjà à rassembler les matériaux d’une Offrande à la poésie.

Avant la publication de cette Offrande, réalisée soixante-dix ans plus tard2, il y avait eu certes deux tentatives de rappeler que Jean-Richard Bloch était aussi poète à ses heures. Les plus belles pages de Jean-Richard Bloch (La Bibliothèque Française, 1948), présentées par Aragon, un an après la disparition de l’écrivain, contenaient aussi quelques poèmes3. Le numéro spécial d’Europe, de mars-avril 1957, donnait à son tour « quelques poèmes », une dizaine en tout, plus une traduction de Brecht. On pouvait y lire en plus le premier article exclusivement consacré au poète, dû à Paul Jamati qui faisait observer d’entrée de jeu4 :

Il suffit d’avoir lu un livre de Jean-Richard Bloch pour savoir qu’il y a un poète dans ce prosateur. Même si ce livre n’est pas la Nuit Kurde. Qu’il s’agisse d’un documentaire comme Locomotives, d’un recueil d’essais comme Destin du Siècle, d’un roman réaliste comme... et Compagnie, la poésie affirme partout sa présence.

La poésie, ajoute-t-il, « était sa vie profonde » :

 

1 Il aura même droit à une place dans l’Anthologie des poètes de la N. R. F., préfacée par Paul Valéry (Gallimard, 1936).

2 Jean-Richard Bloch, Offrande à la poésie. Préface de Denis Montebello, photographies de Marc Deneyer (Collection « la langue bleue »), Poitiers, Le Torii Éditions, 95 p.

3 On y trouve Joie des sens, Le réveil de la femme, Voyage, Un poème à déchirer, une fleur à jeter, O mon fils que je ne connais pas, Quelques haï-kaïs, Octobre 41. Sur la quatrième page, on annonçait la future parution d’Offrande à la poésie.

4 Jean-Richard Bloch, poète, p. 84.

 

De trois oeuvres dramatiques il avait fait Offrande à la musique. De même voulait-il faire Offrande à la Poésie de ce qu’il tenait, non pour ”une oeuvre poétique”, mais pour ”les moments de paroxysme” de l’amour qu’il vouait à la poésie, pour ”les instants de désespoir” de ce qu’il appelait sa ”lourde parole”. C’était là trop de modestie. Jean-Richard Bloch est un poète et sa parole n’est jamais lourde.

Il est cependant significatif que, dans ce même numéro commémoratif, dans les pages documentaires qui ont évoqué les « projets » de l’écrivain, il n’était plus question de ce recueil poétique dont le dossier de base était déjà pourtant constitué. Le projet dormit son sommeil de Belle au bois dormant pendant soixante-dix ans, avant de ressusciter tout récemment, grâce à Alain Quella-Villéger, connu pour ses travaux sur Pierre Loti et l’intérêt tout particulier qu’il porte, résidant à Poitiers, aux écrivains liés d’une manière ou d’une autre à la région Poitou-Charentes, coéditeur d’une riche anthologie de textes (Gens de Charentes et de Poitou, Omnibus, 1995) qui s’ouvre comme de juste sur Lévy, le premier chef-d’oeuvre de Jean-Richard Bloch conteur. Offrande à la poésie a pu enfin sortir des limbes, l’éditeur tenant compte du choix « fait par l’auteur puis revu par son épouse, après sa mort », comme il est précisé dans la notice placée en fin de volume (p. 87), sans que l’on sache d’ailleurs (mais cela n’a pas beaucoup d’importance pour une édition qui s’adresse au public amateur) la part qui y revient à celui qui a eu l’heureuse idée de rouvrir ce dossier conservé au Fonds Jean-Richard Bloch de la Bibliothèque Nationale de France où ont été déposées, au Département des Manuscrits, les archives de l’écrivain5. La même notice reproduit (p. 87) un texte contemporain de la publication d’Offrande à la musique, auquel se référait déjà Paul Jamati, et dans lequel Jean-Richard Bloch s’expliquait en ces termes sur ses intentions :

Publier deux livres sous les titres Offrande à la musique, Offrande à la poésie.

Dans le second, mes poésies. Bien marquer par là que je les donne pas plus pour une oeuvre poétique que je ne donne pour une oeuvre musicale les Dix filles, L’Illustre magicien, La Nuit kurde.

Simple offrande d’un prosateur et d’un dramaturge aux deux arts qui auraient comblé ses désirs, lui auraient seuls donné les voix dont il a besoin.

Mes poésies ne sont pas de la poésie. Les moments de paroxysme de mon amour pour la poésie, les instants de désespoir de ma lourde parole.

Dans une lettre adressée le 15 décembre 1916 à son ami, le poète André Spire, lettre à laquelle il joint un poème de son cru, Le réveil de la femme, il était le premier à reconnaître6 :

Mon métier est prosateur. Le poème m’est un art neuf où je ne sais pas encore ce que je fais. Aviez-vous lu dans L’Effort (15 février 1912) « Joie des sens » qui fut mon premier essai depuis les rimes obligées de l’adolescence ? J’ai dû faire un progrès depuis, mais au vrai je n’en sais rien.

Les « rimes obligées de l’adolescence » ? Elles constituent un corpus non négligeable, comme en témoigne le tome XXXVI des OEuvres de Jean-Richard Bloch à la BnF (Dissertations et poésies de jeunesse), qui contient, recopié sur des feuilles de cahier scolaire, un « recueil » intitulé Poésies (ff. 344-544), avec une page de titre et une Table (ff. 344-345), Une liste de

 

5 Le nom de Quella-Villéger n’apparaît pas sur la page de titre, seulement en fin de volume, mêlé à des remerciements et des informations relatives à l’établissement du texte. Si cette modestie fait honneur à sa délicatesse, elle n’en est pas pour autant une raison pour suivre son exemple, même si on rend hommage, bien entendu, à ses collaborateurs (Jean-Paul Bouchon et Claude Deméocq), ainsi qu’à l’équipe du Torri Éditions.

6 Lettre inédite citée dans la notice, p. 89.

 

poèmes avec trente-deux titres, dûment numérotés, et l’indication du nombre de vers pour chacun d’entre eux, le total donnant plus de 1200 vers, le tout suivi de cette précision : « Relevé fait le 22 mai 1902 » (f. 346). Cet ensemble est complété par deux additions de nature différente : 1° un choix de textes poétiques soigneusement recopiés (14 versets tirés du prophète Isaïe, des poésies allant d’Alain Chartier à Henri de Régnier et quelques autres poètes contemporains aujourd’hui complètement oubliés, en passant par des stances de Corneille et une élégie de Millevoye (ff. 545-556) ; 2° quelques pastiches ou imitations (Heredia, Gautier, Baudelaire, Leconte de Lisle) dont tous ne sont d’ailleurs pas de la plume de Bloch (ff. 557-559). Ces poésies, certes, n’annoncent pas un autre Rimbaud, mais elles ne sont pas non plus, me semble-t-il, d’un rimailleur mal inspiré qui ne maîtriserait ni le vers ni le langage. Speranzo, reproduit en annexe de cet article, est d’un lycéen de dix-sept ans qui ne connaît de la poésie contemporaine que ce qu’elle a de moins original et de moins stimulant, mais qui a assimilé néanmoins certaines leçons du passé, en particulier celles du Parnasse pour le souci de la forme. D’une tout autre inspiration, profondément ancrée dans l’observation du quotidien, estL’Éternuement, ce poème enjoué et ludique dédié à l’ami Marcel Cohen (voir l’Annexe). Mais on aurait tort de croire que cette poésie reste toujours aussi distante des préoccupations plus intimes du jeune Bloch, de ses angoisses d’adolescent mal dans sa peau. Il lui arrive de les exprimer, non pas dans le langage convenu des grands épanchements lyriques sur la solitude ou la « noire inquiétude » qui le « brûle en secret de son feu dévorant », mais en les assumant avec une franchise qui ne recule pas devant l’aveu à peu près explicite d’une « pratique » culpabilisante, considérée à l’époque comme aussi honteuse que dangereuse, ainsi qu’en témoigne ce Fragment, daté du 26 février 19007 :

 

Désir impur de la jouissance

Lèpre d’où vient notre souffrance,

Coupe maudite et pleine d’un poison

Que pour le retenir dans sa prison

Et lui fermer les cieux, Dieu fait goûter à l’homme,

Quand le serpent à Eve osa donner la pomme...

Exécrable liqueur

Qui vous dessèche l’âme et vous corrompt le coeur !...

 

Toute cette production demeure évidemment confidentielle. Il reste à ce poète en herbe du chemin à parcourir avant de se risquer devant d’autres lecteurs que des camarades de classes ou des proches comme sa mère, dédicataire de Parfum de Watteau, un petit poème léger comme le parfum en question. Il arrive d’ailleurs au lycéen de s’exprimer (de s’exposer ?) en vers, témoin ce devoir français8 contenant un poème, La maison abandonnée, qui évoque « le spectacle admirable »

 

De ce triste abandon. Et notre âme entière

Qu’envahit malgré nous un secret sentiment

Est remplie aussitôt d’une douce lumière

Et d’un rêve charmant !...

 

Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : la poésie représente déjà pour l’adolescent le domaine du fabuleux, sinon du sacré, domaine qui ne cesse d’exercer sur lui son attrait. Elle

 

7 Dissertations et poésies de jeunesse, t. XXXVI, f. 354. Inédit.

8 Remis le 4 novembre 1898, cf. Dissertations et poésies de jeunesse, t. XXXVI. Inédit.

 

tient dans sa vie la même place que dans celle, imaginaire, de ces deux jeunes lycéens dont il fait les héros transparents d’un récit d’inspiration très personnelle (« Commencé le 2 mars 1901 »), Paul Noirmont (Histoire contemporaine)9. C’est l’histoire d’une amitié entre deux êtres que tout semble d’abord opposer, l’un étant un « jeune homme moqueur », un esprit nourrissant « des idées non pas même anarchistes mais socialistes » (c’était tout dire en 1901), et qui cache néanmoins derrière cette apparence un naturel sérieux, profond et sensible ; l’autre, celui qui raconte l’histoire dans ce récit encadré, un « fils de bourgeois au vrai sens du terme » et qui se laisse cependant entraîner par les « élans poétiques » de son coeur. Que ce couple de personnage soit le produit d’un classique dédoublement du jeune auteur lui-même, en pleine crise d’identité, cela ne fait guère de doute. Cette amitié apporte au jeune bourgeois timoré mais plein d’idéalisme, « la révélation d’un univers de pensées et de sentiments inconnu », celui de cet inquiétant et néanmoins indispensable ami, univers qu’il caractérise ainsi :

Il y avait de tout ; politique, littérature, musique, arts, philosophie, et par-dessus tout de la poésie, comme une grande aile au-dessus de ses pensées. » Et ceci encore : « Ce qui dominait en lui, c’était l’imagination, une imagination passionnée, ou une passion imagée [...] qui donnait au moindre de ses écrits un aspect profondément original, et en ce sens inimitable.

Dans sa lettre d’adieu, car Noirmont sera trouvé mort dans sa chambre sans qu’on sache de quoi il est mort exactement, dans cette lettre d’adieu il confie à Salmon (c’est le nom du narrateur) :

Je n’avais pas huit ans, mon cher ami, il faut que tu le saches pour me comprendre, je n’avais pas l’âge où naissent seulement pour d’autres les premiers bégaiements de l’intelligence que déjà – sans poser pour le génie – je sentais en moi palpiter quelque chose. Ah, quoi ? quoi ?

Salmon, du reste, note à propos de la « prose » de Paul Noirmont ce que Paul Jamati disait, nous l’avons vu, à propos de celle de Jean-Richard Bloch, à savoir qu’elle gardait toujours « cette espèce de demi-teinte légère qui fait deviner le poète sous le prosateur ».

 

* * *

 

Le choix de poèmes que l’éditeur d’Offrande à la poésie nous propose, va du premier texte publié, Joie des sens à Octobre 41, écrit à Kazan, en pleine bataille de Moscou10. Une cinquantaine de pages et vingt-cinq titres, suivis de Trois proses (il s’agit de proses poétiques, pp. 63-65), de quelques Chansons de « Naissance d’une cité », écrites pour ce « spectacle de masse », joué au Palais des Sports (Vel’ d’Hiv), à Paris, à l’occasion de l’Exposition internationale de 1937, textes mis en musique, à l’exception du Choeur final, par Arthur Honegger et Darius Milhaud (pp. 67-72). La dernière section de la partie proprement poétique est consacrée au traducteur de Goethe, avec notamment un échantillon de la traduction du Second Faust (Chanson de Lynceus, gardien de la Tour) et deux versions de Ganymède dont la seconde « accordée sur la musique de la mélodie de Schubert op. 19 n° 23 ; de Bertold Brecht

 

9 Fonds Jean-Richard Bloch de la BnF, OEuvres inachevées, t. XXXVIII, ff. 116-125. Inédit.

10 Rappelons que Jean-Richard et Marguerite Bloch, munis d’un passeport soviétique, ont pu quitter la France en avril 1941 à destination de Moscou. Après l’attaque de l’Union soviétique par l’Allemagne hitlérienne et l’évacuation de la capitale, décidée en octobre, ils se sont retrouvés à Kazan pour quelques mois, avant de s’établir dans la région de l’Oural. Le couple a séjourné en URSS jusqu’à décembre 1944.

 

un poème écrit pendant la guerre (Qu’est-ce qu’elle a reçu, la femme du soldat ?) ; du hongrois Béla Balázs enfin Nymphe de Versailles 1940, dont on a retrouvé le manuscrit parmi les papiers de l’écrivain11. Un extrait tiré de l’introduction des Plus belles pages de Jean-Richard Bloch clôt le volume (pp. 85-86) où Aragon, ayant évoqué la jeunesse de Jean-Richard, fait observer :

Je dis ces choses pour ceux qui sont jeunes aujourd’hui, et qui mesurent par leurs différences d’avec la génération des années trente, celles qu’il y avait entre nous, ma difficulté à me représenter les commencements de Jean-Richard...12

Mais reprenons l’ensemble qui ouvre le volume. Il est présenté, à quelques écarts près, dans un ordre chronologique : cinq poèmes de la période 1912-1920 pour commencer, puis une section comprenant huit pièces sous le titre de Haï-Kaïs et Outas (1920-1924) ; une autre, de caractère thématique, comprenant quatre pièces : La Ville (1923-1926), une dernière enfin, la plus nourrie avec ses treize titres, embrassant la période allant de 1925 à 1941.

Cette poésie qui est à redécouvrir, présente, comme l’avait noté Paul Jamati dans son article substantiel13, « la même diversité et la même unité que l’oeuvre en prose ». Les poèmes « portent l’empreinte du même tempérament : spontanéité, fraîcheur, puissance, mais aussi goût du travail bien fait, souci d’accomplir une oeuvre d’art. » À lire Joie des sens, qui est comme une profession de foi, on est frappé par son accent whitmanien, par cet élan vital qui se reconnaissait dans l’exemple enrichissant du grand poète américain :

 

Je ne suis rassasié d’aucun spectacle au monde,

Je ne suis las de rien, l’instant me crée,

Je me sens naître de seconde en seconde,

La vie déferle en moi comme une marée.

              (Offrande à la poésie, p. 9)

 

La poésie de l’homme de Manhattan dont le génie fut célébré, soit dit en passant, dans L’Effort, la revue de Jean-Richard, par son traducteur, Léon Bazalgette dont quelques traductions devaient figurer en bonne place dans l’Anthologie poétique de l’Effort, fut une révélation pour celui qui écrivait plus tard à son ami André Monglond14 :

Walt Whitman est le grand bougre où successivement les jeunes les plus actifs, Jules Romains, Duhamel, Vildrac, Jouve, et nombre d’autres ont été réapprendre un métier oublié – où trop bien su. – Cela tombait d’autant mieux que l’homme de Manhattan, démocrate et protestant, avait cette inclination pédagogique et utilitaire qui est la marque de toute notre génération. Mais il l’avait, ce diable d’homme, un peu à la façon dont le soleil rend service aux récoltes du laboureur, sans le savoir, sans le vouloir expressément, par irradiante chaleur de coeur, par excessive abondance vitale, comme un météore éclaire le ciel, comme la pluie abreuve les racines des arbres.

Cette inspiration whitmanienne, qui n’est jamais imitation, car faite « de concordances profondes » (Paul Jamati), traverse l’oeuvre poétique, comme en témoignent ces « grands

 

11 Sur la genèse de cette traduction, restée inédite jusqu’à 1991, voir mon article qui en donne le texte : « Nymphe de Versailles ». (Un poème de Béla Balázs dans la traduction de J.-R. Bloch). Budapest, Annales Universitatis Scientiarium Budapestiensis de Rolando Eötvös nominatae, Sectio Philologica Moderna, tomus XIX. Redigit Katalin Kulin, 1989-90, pp. 79-86.

12 On peut se demander ce qu’il faudrait dire aux jeunes d’aujourd’hui pour leur faire comprendre ce texte et son contexte de 1948. Au lecteur de se débrouiller.

13 Art. cité, p. 85 pour les citations qui suivent.

14 Lettre du 12 janvier 1915, Correspondance (1913-1920) de Jean-Richard Bloch et André Monglond, publiée et présentée par T. Gorilovics, in : Jean-Richard Bloch, Debrecen, Studia Romanica, 1984, p. 81.

 

poèmes » au souffle puissant qui s’appellent entre autres La baleinière (1923), À un nageur américain, dédié à Supervielle (1925), ou encore l’extraordinaire Matériaux pour un poème (1940), jeté sur le papier dans les pires convulsions de l’histoire.

Dans un tout autre registre, loin de ces compositions pour grands orchestres, c’est le poète des haï-kaïs et outas que l’on entend : cette fois, c’est de la musique de chambre ou même, plus subtilement, un air de flûte champêtre.

Quoi de plus artiste, écrivait Paul Jamati15, que ces haï-kaïs et ces outas où il s’est complu vers 1920, cherchant le « cristal originel », la « sensation mère » dégagée de son « halo de sensibilité diffuse » ? Comme il a su s’y garder du trait qui dégénère en jeu d’esprit ! Comme il a su en voiler les mots au profit de ce qu’ils évoquent. Je ne citerai que deux haï-kaïs parmi des dizaines :

 

Nuit sur les fenêtres,

Nuit sur les champs et les routes,

Moi seul et ma lampe.

 

Janvier multiplie

Les miroirs bleus des ornières

Au soleil couchant.

 

Sur ce chapitre des haï-kaïs et outas (ou haikus et tankas, comme on préfère, semble-t-il, les appeler maintenant), il y aurait bien des choses à dire encore, à commencer par les problèmes que pose la définition ou du moins la description générique de cette forme poétique d’origine japonaise. (Notre Kosztolányi s’y intéressait aussi.) La difficulté majeure du haï-kaï, aux yeux de Jean-Richard Bloch qui en a envoyé quelques-uns à Jacques Rivière pour les publier dans la Nouvelle Revue Française, c’est que, dans ce genre de poésie, « les apparences de l’extrême concision avoisinent celles de l’extrême banalité » et que l’on se trouve là « en présence d’un effet artistique inverse de celui que poursuit notre poétique européenne, et par là même assez déconcertant »16. Il faudrait aussi reconstituer l’histoire de sa réception en France, dès avant la Première guerre, sans oublier d’accorder, comme il se doit, à Jean-Richard Bloch lui-même la part qu’il avait prise dans l’acclimatation du genre, notamment en prenant l’initiative de ce qui devait aboutir, sur la proposition de Jean Paulhan, à la « petite anthologie de haï-kaïs français » publiée dans le numéro de septembre 1920 de la Nouvelle Revue Française. C’est bien Jean-Richard Bloch qui eut le premier l’idée de composer des haï-kaïs et d’en proposer la publication, en mars 1920, à Jacques Rivière. Celui-ci, plutôt réticent, exprimait d’abord sa « perplexité », ce qui amenait Jean-Richard Bloch à s’expliquer, dans sa lettre du 20 mars, sur les raisons de son intérêt pour cette forme d’expression insolite. Jacques Rivière qui cherchait à ce moment-là à effacer le fâcheux souvenir d’un désaccord qui l’avait opposé l’année précédente à son confrère, à la suite de son refus de publier dans la N.R.F. sa Lettre aux

 

15 Art. cité, p. 85.

16 Lettre à Jacques Rivière, du 20 mars 1920. Jacques Rivière – Jean-Richard Bloch. Correspondance 1912-1924, présentée et annotée par Alix       Tubman, Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, 1994, nos 71/72/73, pp. 64-65.

 

Allemands, allait consulter finalement Jean Paulhan qui, intéressé par cette nouveauté, a proposé finalement de publier une « anthologie » de haï-kaïs17.

Offrande à la poésie, qui comporte quelques pages d’information (qu’on aurait souhaité cependant un tout petit peu plus détaillées) sur l’établissement du texte, sur les poèmes comme sur leur auteur, est préfacée par Denis Montebello, qui n’a (et c’est tant mieux en l’occurrence) rien d’un érudit, qui cherche plutôt à susciter sympathie et compréhension pour l’habitant de la Mérigote, la Mérigote étant « cette maison où le poète rêve de voyage », puisque « voyager est la seule façon d’habiter ». On a affaire en fait à une sorte de voyage intérieur, et c’est peut-être bien de ce côté-là que l’on peut découvrir l’une des significations ou l’un des secrets possibles de cet attachement au foyer dont l’idée habitait Jean-Richard depuis son installation à Poitiers, surtout depuis les terribles années de la Première guerre. Un attachement qui ne l’a pas empêché pourtant d’être cet homme d’action que depuis sa prime jeunesse il rêvait d’être.

Offrande à la poésie est aussi captivant à lire qu’agréable à manier. On appréciera la qualité de cette plaquette, agrémentée de fac-similés de manuscrits de Jean-Richard Bloch ainsi que de deux belles photographies de Marc Deneyer, prises à la Mérigote : images dont le pouvoir de suggestion n’échappera, je pense, à personne. Cela me fait revenir en mémoire cette phrase lue dans une dissertation que l’élève du lycée Condorcet avait rédigée en décembre 1898 sur Les Livres illustrés18 : « Mais où l’illustration s’allie le mieux avec l’oeuvre littéraire, c’est dans les livres fins et poétiques ; car le dessin leur ajoute une grâce délicate. »

Une nouvelle pierre vient d’être ajoutée à la lente et patiente restauration d’un édifice qui mérite certainement mieux qu’un classement superficiel dans quelque guide bleu littéraire du XXe siècle.19

TIVADAR GORILOVICS

Debrecen

 

17 Pour toute cette affaire, on se reportera à l’édition par Alix Tubman de la correspondance de Jacques Rivière et de Jean-Richard Bloch qui reproduit, pp. 69-70, la suite de haï-kaïs parus dans la N.R.F. et, en appendice, la Lettre aux Allemands (pp.89-99). On en trouve le résumé dans l’édition de la Correspondance d’André Gide - Jean-Richard Bloch, 1910-1936, par Bernard Duchatelet, Brest, Centre d’Étude des Correspondances et Journaux intimes des XIXe et XXe siècles, 1997, pp. 99-103 et 107-108. Voir aussi Jean Paulhan, Choix de lettres I, 1917-1936, La littérature est une fête, par Dominique Aury et alt, Gallimard, 1986, p. 38 et pp. 437-439. Jean-Richard Bloch devait d’ailleurs, après la sortie du numéro de septembre, proposer à Rivière un article sur le haï-kaï que celui-ci n’a pas retenu, ne sachant, lui disait-il, si « après la petite introduction de Paulhan, il reste encore quelque chose à en dire » (lettre du 18 septembre 1920). L’article a paru finalement en juillet 1924 dans la revue Europe sous le titre de « Pour un haï-kaï français ».

18 Dissertations et poésies de jeunesse, t. XXXVI, f. 70, 9 décembre 1898. Inédit.

19 Cet article était déjà rédigé au moment de la parution du volume contenant les contributions du colloque international organisé à Paris en novembre 1997 par la BnF et l’association Études Jean-Richard Bloch : « Jean-Richard Bloch ou l’écriture et l’action », sous la direction d’Annie Angremy et de Michel Trebitsch, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000, 336 p. En rapport avec le sujet de cet article, je renvoie le lecteur à la remarquable contribution de Haruo Takahashi : « Jean-Richard Bloch et le débat sur le haïkaï français », pp. 109-117, même si le débat, sur certains points du moins que je ne puis aborder ici, reste ouvert.

 

                                                                           Annexe

                                 Speranzo

 

Pour l’île de Chimère il partit un beau jour ;

Sa nef était d’argent et d’or était sa voile,

Et la brise à ses pieds parsemait les étoiles ;

Pour horizon l’espoir, et pour soleil l’amour.

Les dauphins en jouant dans les eaux mordorées

Faisaient jaillir l’écume en limpide arc-en-ciel,

Et la vague à mi-voix dans son rythme éternel

Laissait chanter le vent sur sa lyre éplorée.

Des reflets irisés frissonnaient par instant

Dans le profond azur de l’Océan paisible,

Et des oiseaux conduits par un guide invisible,

Arrivaient sur les mâts se poser en chantant.

Sa nef était d’argent, et d’or était sa voile ;

L’indolent Speranzo laissait flotter sa main

Sur l’eau, son oeil au ciel, son rêve au lendemain,

Et la brise à ses pieds parsemait les étoiles.

C’était pour Speranzo un songe délicieux,

Quelque chose de vague et d’exquis et de fade,

Comme Watteau a peint quelquefois des Naïades

Sous un soleil couchant, au fond d’étranges cieux,

Comme ces horizons que les peintres antiques

Déroulaient au lointain de leurs tableaux sacrés ;

Quelque chose d’obscur, de profond, d’empourpré,

Où passaient lentement des ombres chimériques...

...Et par l’Océan bleu, clapoti, clapota,

Sur sa quille d’argent et sous l’or de sa voile,

Dans la chaude senteur de son brouillard d’étoiles,

Vers son horizon, Speranzo, rêveur, flotta,

Flotta vers l’Infini bercé par la lumière ;

Et toujours sur son front l’immense pureté

De son rêve charmeur et jamais arrêté

Ondoyait mollement comme une aile légère...

-------------------------------------------------------

...Et depuis que pour l’île il partit un beau jour

Jamais on n’a revu Speranzo, et sa voile,

Jamais sa nef d’argent, sa brise et ses étoiles,

Son horizon d’espoir et son soleil d’amour...

15 juillet 1901 (f. 426)

 

L’Éternuement

À Marcel Cohen

 

D’abord dans votre nasipare

Monte un léger chatouillement ;

La catastrophe se prépare,

Mais ce n’est qu’un picotement.

 

II

Soudain il se répand en traître,

Trouvant bientôt son élément,

De l’organe il devient le maître

Mais ce n’est qu’un commencement !

 

III

Il gratte, il pique sans relâche,

Il glisse et grimpe hardiment ;

Il atteint au cerveau, le lâche,

C’est une affaire d’un moment.

 

IV

Le cou frémit, le nez s’épate,

Le dos se bombe brusquement,

L’oeil bat, la bouche se dilate,

Le corps attend l’ébranlement !

 

V

Soudain, tremblez, terres et ondes !...

– Quel affreux fracassement

Déchire les couches profondes... ?

...Saluez, c’est l’éternuement !

                                           Paris, 6 décembre 1901 (f. 439)